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Histoire d’un paysan.

fit halte, près de grandes verreries, au milieu des bois.

J’avais rêvé pendant toute la route ; je n’avais pas même regardé mes compagnons ; tant d’autres idées me passaient par la tête ! Mais alors, sous une sorte de grande halle ouverte où l’on nous avait allumé du feu, pendant que les gens nous apportaient du pain et de la bière, Marc Divès, assis près de moi, me posa la main sur l’épaule en me disant :

« C’est dur, Michel de quitter le pays ! »

Et je le regardai, je fus content de le reconnaître ; malgré cela je ne lui répondis rien. Personne n’avait envie de causer ; et tout de suite après avoir cassé sa croûte de pain et vidé sa cruche, on s’étendit à droite et à gauche, l’oreille sur le sac, entre les pilliers de ce grand hangar.

C’est un bonheur de la jeunesse de pouvoir dormir, de pouvoir oublier un instant ses misères ; cela n’arrive plus aux vieillards.

Mais le lendemain de grand matin, Hullin criait déjà :

« En route, camarades, en route ! »

Et tout le monde se levait ; on bouclait son sac. Dehors il tombait une forte rosée, les grosses gouttes clapotaient sur les tuiles, on regardait ce temps, et quelques anciens soldats qui se trouvaient parmi nous, avant de se passer la bretelle du fusil sur l’épaule, serraient leur mouchoir autour de la batterie.

Nous allions partir, lorsque sur notre droite déboucha tout à coup une longue file de volontaires à cheval du Bas-Rhin. C’étaient des dragons nationaux, comme on les appelait dans ce temps : des fils de bons paysans, de brasseurs, de maîtres de poste, de bouchers, de fermiers, enfin des gens à leur aise, qui montaient leurs propres chevaux ; et, sauf trois ou quatre anciens soldats, qui portaient leurs vieux uniformes, ces Alsaciens avaient encore, l’un son large tricorne et ses grosses bottes à clous luisants, l’autre son petit gilet rouge, sa veste courte, son bonnet à queue de renard et ses hautes guêtres de toile à boutons d’os. La seules chose qui les faisait reconnaître comme dragons, c’était le grand sabre à fourreau de cuir, grosse coquille et patin large de trois doigts, qui ballottait à leur ceinture et sonnait contre leur étrier.

On ne pouvait voir de plus beaux hommes ni de meilleurs cavaliers, ils avaient tous l’air joyeux et décidé.

En nous apercevant sous le hangar, leur commandant fit tirer le sabre, et tous ensemble se mirent alors à chanter une chanson que personne de nous ne connaissait encore, mais que

nous devions entendre bientôt sur les champs de bataille :

Allons, enfants de la patrie,
Le jour de gloire est arrivé !

Quel chant dans un moment pareil ! Il nous rendit presque fous !… Les cris de : « Vive la nation ! » ne finissaient plus. Et comme ces Alsaciens défilaient devant les verreries, le maître en sortit avec sa femme et ses filles, pour les prier de s’arrêter. Nous étions pressés autour d’eux ; nous les tenions par la bride, par la main, et nous criions :

« Il faut fraterniser, braves Alsaciens, il faut fraterniser ; descendez… Vive la nation ! »

Mais leur chef, un grand gaillard de six pieds dit qu’ils avaient l’ordre d’arriver à Sarrebruck le soir même, et ils repartirent en chantant.

Jamais on ne se figurera notre enthousiasme après avoir entendu cette chanson ; c’était comme le cri de la patrie en danger. Quand nous repartîmes de là, je puis le dire, chacun de nous avait un nouveau courage. Moi, je m’écriais dans mon âme :

« Maintenant tout ira bien, nous avons la chanson que Chauvel demandait pour remplacer la Carmagnole ; quelque chose de grand et de fort comme le peuple. »

Ce qui me revient encore, c’est le grand mouvement des hameaux et des villages au milieu de ces montagnes ; le tocsin bourdonnait de tous les côtés ; à chaque embranchement de notre chemin, des files de volontaires, leur petit paquet d’habits dans un mouchoir au bout du bâton, passaient en nous criant tout joyeux : « Vaincre ou mourir ! »

Nous leur répondions ensemble ; et d’autres bandes plus loin, dans les chemins de traverse, s’en mêlaient aussitôt ; cela s’étendait quelquefois à une demi-lieue. Tout le pays était sur pied ; quand il s’agit de défendre les véritables intérêts du peuple, il sortirait, je crois, des hommes de la poussière :

En arrivant à la petite ville de Bitche, nous trouvâmes ses rues, ses places et ses auberges tellement encombrées de monde, qu’il fallut camper dehors, au milieu des jardins et des prés, avec une foule d’autres villages, Hullin entra seul faire sa déclaration à la municipalité et demander des vivres.

Alors je regarda cette vieille ville a moitié française et à moitié allemande, qui ressemble beaucoup à Saverne, et son fort, au-dessus, où l’on monte par des sentiers et des poternes qui s’enfilent jusqu’à six cents pieds dans le ciel. Là-haut les canons vous regardent à deux et trois lieues dans la plaine. Je connaissais sur les remparts l’uniforme rouge des pauvres