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Histoire d’un paysan.

Et que posant la bouteille sur la table, il me regarda d’un air grave, en me disant :

« Écoute, Michel, tu sais que je t’aime depuis longtemps ; ta conduite d’aujourd’hui augmente encore mon estime pour toi ; elle me montre que tu es un homme. Tu n’as pas attendu pour faire ton devoir de patriote, malgré tout ce qui peut te retenir ici… c’est bien !… Maintenant tu vas partir ; tu vas défendre les droits de l’homme ; si nous n’avions pas d’autres devoirs, tu ne partirais pas seul, nous serions dans les rangs ensemble. Mais à cette heure parle franchement : est-ce que tu ne regrettes rien ici ? Est-ce que tu pars le cœur content ? Est-ce que tu n’aurais rien à nous demander ? un de ces cadeaux patriotiques, qu’on ne fait qu’aux hommes qu’on estime et qu’on aime ! »

Il me regardait, et je sentis que je devenais tout rouge ; mes yeux se tournaient malgré moi du côté de Marguerite, pâle et les yeux baissés, mais pourtant ferme. Je n’osais parler, le silence était grand. Et regardant mon père, Chauvel dit :

« Hé ! père Bastien, dites donc, je crois que ces enfants s’aiment.

— Ah ! je crois bien que oui, répondit mon père, et depuis longtemps !

— Si nous les fiancions ensemble, qu’en pensez-vous, père Bastien ?

— Ah ! M. Chauvel, ce serait le bonheur de ma vie ! »

Comme ils parlaient ainsi d’un air gai, Marguerite et moi nous nous étions levés, sans oser nous approcher ; alors Chauvel s’écria :

« Hé ! mes enfants, embrassez-vous donc, embrassez-vous ! »

Et tout de suite nous étions dans les bras l’un de l’autre. Marguerite cachait sa figure sur mon épaule ; elle était à moi. Quel bonheur de pouvoir embrasser ainsi celle qu’on aime, devant tout le monde, devant ses parents, devant ses amis !… Ah ! qu’on est fier de la tenir, et quelle force il faudrait pour vous l’ôter !

Maître Jean riait de son bon gros rire de brave homme ; et Chauvel, retourné de notre côté, sur sa chaise, dit :

« Je vous fiance l’un à l’autre ! Tu vas partir, Michel, et dans trois ans, quand tu reviendras, elle sera ta femme. Tu l’attendras, n’est-ce pas, Marguerite ?

— Toujours ! » dit-elle.

Et je sentis ses bras me serrer. Alors je ne pus m’empêcher de pleurer, et je dis :

« Je n’ai jamais aimé que toi… je n’en aimerai jamais d’autre… Je suis content d’aller me battre pour vous tous, car vous êtes ceux que j’aime ! »

Et je me rassis. Marguerite sortit aussitôt. Chauvel remplit nos verres et s’écria :

« Voici une belle journée !… À la santé de mon fils Michel ! »

Mon père répondit :

« À la santé de ma fille Marguerite ! »

Et tous ensemble nous dîmes :

« À la patrie !… À la liberté ! »

Cent soixante-trois volontaires nationaux s’engagèrent ce jour-là à Phalsbourg. Tout le pays était dans l’enthousiasme et voulait défendre ce que nous avions ; pas une âme ne restait aux champs. Dehors, sur la place et dans les rues, on n’entendait que les cris de « Vive la nation ! Ça ira !… ça ira !… » Et puis le tintement des cloches et, d’heure en heure, le canon de l’arsenal, qui faisait grelotter nos vitres. Nous, dans le fond de la boutique, nous continuions à fraterniser ; de temps en temps un patriote criait dans la porte :

« Tant de volontaires ! »

On le faisait entrer et vider un verre de vin, en l’honneur de la patrie. Chauvel prenait de bonnes prises et s’écriait en clignant de l’œil :

« Ça marche !… tout ira bien ! »

Il parlait aussi de grands Coups qui se préparaient à Paris, sans dire pourtant ce que c’était.

Maître Jean avait déjà comme premier garçon à sa ferme de Pickeholtz mon frère Claude, un véritable homme du bon Dieu, sans malice, très-bon laboureur, et qui faisait tout ce qu’on lui disait ; mais aucune idée ne lui serait venue de lui-même, et maître Jean aimait mieux ça, parce qu’il avait du plaisir à commander. Alors il dit que Mathurine partirait aussi pour sa ferme ; car de trouver une meilleure ménagère, plus soigneuse, plus économe et même un peu avare, comme il convient à ceux qui vivent de leur travail, il ne fallait pas l’espérer dans notre pays. Maître Jean, voulant se remettre à la tête de sa forge jusqu’à mon retour, avait arrangé tout de suite les choses de cette manière ; et mon père, qui gagnait encore de huit à dix sous par jour, qui n’avait plus de dettes et possédait deux chèvres, se regardait comme très-heureux, d’autant plus que Chauvel disait qu’on trouverait une petite place en ville pour mon frère Étienne.

Sur les cinq heures, le secrétaire de la mairie, Freylig, vint nous dire que les volontaires de la ville partiraient le lendemain matin, à huit heures, pour le camp de Wissembourg, et qu’ils attendraient ceux des autres villages du canton au Graufthal, où était fixé le rendez-vous général. Cela nous rendit un peu plus graves ; mais la bonne humeur continua tout