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Histoire d’un paysan.

on y gagne plus d’argent qu’en travaillant de son métier du matin au soir.

Tout le monde pensait qu’il était temps de mettre cette mauvaise race à la raison, et l’Assemblée nationale décréta que les citoyens gardes nationaux, que l’amour de la constitution amenait à Paris, soit pour rejoindre l’armée de réserve à Soissons, soit pour aller aux frontières, se feraient inscrire à la municipalité ; qu’ils assisteraient aux fêtes de la fédération du 14 juillet ; qu’ils recevraient des billets de logement militaire pour trois jours, et qu’ensuite la municipalité leur délivrerait un ordre de route par étapes jusqu’à leur destination, où leurs bataillons seraient organisés et soldés sur le pied de guerre.

C’est ce décret qui fit du bien. Il fut envoyé par courrier extraordinaire aux quatre-vingt-trois départements ; et le roi, la reine, les courtisans et les ministres durent reconnaître alors que le veto n’était pas tout ; que malgré la retraite de Luckner devant les Autrichiens, dans les Pays-Bas, par ordre du gouvernement ; malgré la réunion de quatre-vingt-quinze mille Prussiens et Autrichiens à Coblentz, avec vingt mille émigrés prêts à nous envahir ; malgré le beau plan de Bouillé, qui tenait sa promesse de montrer le chemin de la France à l’étranger, et que Frédéric-Guillaume, François II et Brunswick avaient convoqué à leur conseil ; malgré son beau plan d’attaquer Longwy, Sedan, Verdun, qui seraient à peine défendus, et puis de marcher sur Paris, par Rethel et Reims, à travers les belles plaines de la Champagne, où l’on trouverait les greniers et les granges de nos paysans pour nourrir l’invasion ; malgré les prédications des prêtres réfractaires, qui détachaient de plus en plus la Vendée et la Bretagne de notre révolution, et le soulèvement des paysans du bas Languedoc par M. le comte du Saillant, lieutenant général des princes ; enfin, que malgré toutes les trahisons de la noblesse, de la cour et des évêques, réunis contre nous pour rétablir le bon plaisir du roi, la partie n’était pas belle pour eux. Oui, s’il leur restait l’ombre du sens commun, ces gens-là devaient voir que les armées des savetiers et des avocats, comme ils nous appelaient, n’avaient pas peur des fameux grenadiers de Frédéric, ni des uhlans du roi de Bohème et de Hongrie, ni des illustres descendants de la race des fiers conquérants.

Et d’abord, quand on se bat pour soi, c’est autre chose que de se faire casser les os pour un prince qui vous mettra de côté comme une vieille béquille hors de service. Cette idée aurait dû leur venir, et je crois aussi que

Louis XVI l’avait : car on a trouvé plus tard dans l’armoire de fer des lettres désolées, dans lesquelles il racontait le trouble et les inquiétudes que lui causait la réunion de l’armée des savetiers et des avocats, qu’il aurait bien voulu voir en guerre les uns contre les autres.

Moi je n’oublierai jamais ce passage des fédérés, et surtout le cri terrible de la France, lorsque, au commencement de juillet, pendant ce grand mouvement de patriotes, le fameux discours du girondin Vergniaud fui répandu dans le pays, et que chacun reconnut que notre pensée sur la trahison de Louis XVI était celle de l’Assemblée nationale. C’est Chauvel lui-même qui lut ce discours à notre club ; on pâlissait rien que de l’entendre. Vergniaud disait :

« C’est au nom du roi, pour venger la dignité du roi, pour défendre le roi, pour venir au secours du roi, que les princes français ont soulevé les cours de l’Europe ; que s’est conclu le traité de Pilnitz ; que l’Autriche et la Prusse ont pris les armes… Tous les maux qu’on s’efforce d’accumuler sur nos têtes, tous ceux que nous avons à redouter, c’est le nom seul du roi qui en est le prétexte ou la cause. »

Et puis, parlant de la constitution, qui chargeait le roi seul de défendre la pairie, il s’écriait :

« Ô roi, qui n’avez feint d’aimer les lois que pour conserver la puissance qui vous servirait à les braver ; la constitution, que pour qu’elle ne vous précipitât pas du trône où vous aviez besoin de rester pour la détruire ; la nation, que pour assurer le succès de vos perfidies, en lui inspirant de la confiance ; pensez-vous nous abuser avec d’hypocrites protestations ? Était-ce nous défendre que d’opposer aux soldats étrangers des forces dont l’infériorité ne laissait même pas d’incertitude sur leur défaite ? Était-ce nous défendre que d’écarter les projets tendant à fortifier l’intérieur du royaume, ou de faire des préparatifs de, résistance pour l’époque où nous serions déjà devenus la proie des tyrans ? Était-ce nous défendre que de ne pas réprimer un général qui violait la constitution, et d’enchaîner le courage de ceux qui la servaient ? Non, non, vous n’avez pas rempli le vœu de la constitution ! Elle est peut-être renversée, mais vous ne recueillerez pas le fruit de vos parjures ! Vous ne vous êtes pas opposé par un acte formel aux victoires qui se remportaient en votre nom sur la liberté ; mais vous ne recueillerez pas le fruit de vos indignes triomphes. Vous n’êtes plus rien pour cette constitution que vous avez