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Histoire d’un paysan.

leurs priviléges coûte que coût ! mes amis, je vous en conjure, tenons ferme ensemble ; mettons de côté nos divisions ; qu’il ne soit jamais question entre nous de citoyens actifs et de citoyens passifs ; c’est la seule loi tout à fait mauvaise que nos ennemis aient fait passer à l’Assemblée nationale, le seul grand défaut de notre constitution ; mais elle disparaîtra : les bourgeois comprendront bientôt que, seuls, ils seraient écrasés par le clergé et l’aristocratie ; et que, pour recueillir et surtout pour conserver les fruits de la victoire commune, il faut absolument qu’ils s’allient avec le peuple, et qu’ils effacent de leurs propres mains ces distinctions injustes de citoyens actifs et de citoyens passifs.

« Un dernier mot.

«Nous avons gagné, tâchons de conserver notre gain ; et pour cela, messieurs, que chacun se mette bien dans la tête qu’il est souverain, entendez-vous, souverain ! que tous les fonctionnaires, depuis le premier jusqu’au dernier, depuis le roi jusqu’au garde champêtre, sont établis, non pour leurs intérets particuliers ou pour l’intérêt d’une dynastie, mais pour le nôtre, à nous qui les avons nommés et qui travaillons pour les payer. Celui que je paye est mon serviteur. Voilà ce qu’il faut bien comprendre, voilà ce qu’il faut mettre dans l’esprit de nos enfants, voilà ce qui fera la force et la grandeur de notre pays. Et puis, disons aussi que chacun soit pour tous et que tous soient pour chacun. Ne laissons jamais violer les droits d’un de nos concitoyens ; s’il crie, s’il réclame, courons à sa défense comme on court au feu ; et si quelque fonctionnaire -aristocrate veut violer notre droit à nous, protestons, réclamons, appelons nos concitoyens à notre secours.

« Je vous le déclare franchement, celui qui laisse violer la loi dans sa personne est un lâche ; il mérite d’être foulé aux pieds et rattaché à la glèbe ; et celui qui ne vient pas au secours d’un citoyen qu’on opprime est un traître à la nation. Nous avons assez souffert de l’injustice et du bon plaisir pendant des siècles ; il est temps d’établir entre nous une grande assurance, de prendre la constitution pour base, et de regarder quiconque la viole comme notre plus dangereux ennemi. De cette façon nous serons heureux ; et quand toute l’Europe marcherait pour nous détruire, nous pourrons la regarder en face avec calme : un grand peuple qui défend ses droits fondés sur la justice et le bon sens est invincible, il peut défier l’univers. »

Après ce discours de Chauvel, dont tous les anciens de notre pays ont gardé le souvenir,

on peut se figurer l’enthousiasme des patriotes. Le président Raphaël lui fit des remercîments publics ; on le reçut par acclamation membre du club ; et puis nous repartîmes pour les Baraques, vers dix heures, au moment où l’on sonnait le couvre-feu aux deux casernes.

VIII

C’est dans ce mois d’octobre 1791, au commencement de l’Assemblée législative, que Chauvel montra quel homme de commerce il était. En moins de trois semaines il avait vendu sa maison des Baraques au grand Létumier, qui mariait sa fille Christine avec un garçon de Mittelbronn. Il avait loué le rez-de-chaussée du vieux Baruch Aron, en face de la halle, à Phalsbourg ; il avait arrangé des rayons à l’intérieur pour ses gazettes, ses livres et ses brochures ; il recevait de gros ballots, que Marguerite défaisait et rangeait en bon ordre dans leur boutique ; ses deux colporteurs, Toubac et Marc Divès, couraient l’Alsace et la Lorraine, la balle aux dos ; enfin tout allait en diligence, jamais on n’avait vu de commerce pareil au pays.

C’est même par Chauvel qu’arriva la mode des petits fichus tricolores où se trouvaient imprimés les droits de l’homme et du citoyen ; toutes les femmes patriotes en portèrent. Alors les autres en eurent avec des versets de l’Apocalypse et cette inscription sur la bordure : « Que si les acheteurs n’étaient pas contents, on leur rendrait leur argent, quand la nation rembourserait ses assignats. »

Chauvel vendait de tout : autant de petits livres des capucins que de catéchismes politiques ; autant de gazettes d’émigrés que de numéros de l’Ami du peuple, de lettres bougrement patriotiques du père Duchêne ; et maître Jean s’étant permis un jour de lui dire qu’il avait tort, il lui répondit avec malice :

« Laissez faire, maître Jean, nos princes, nos seigneurs et nos évêques, nos petits abbés et nos dévotes nous rendent un fameux service d’imprimer leurs idées ; ils éclairent le peuple ; ils font notre ouvrage mieux que nous-mêmes. »

Mais en même temps, pour donner aux patriotes le moyen de connaître à bon marché les dernières nouvelles, il établit à côté de sa boutique, sur la rue du Cœur-Rouge, une sorte de maison d’école avec une grande table et des bancs : la table était couverte de gazettes arrivées le matin, et chacun entrait là, s’asseyait et lisait à son aise, pour un sou, tant qu’il voulait.