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Histoire d’un paysan.

« Chacun de vous se souvient de ce qu’il souffrait en ce temps ; des masses d’impôts qui l’accablaient, des avanies qu’il était forcé de supporter, et des horribles famines qui venaient le désoler tous les deux ou trois ans. C’était la honte, la ruine du pays, vous le savez, il est inutile d’en parler.

« Eh bien ! nous allons voir ce que l’Assemblée nationale à mis à la place : les avantages que nous avons remportés, et les quelques défauts qu’il a fallu laisser subsister dans cette constitution, bien malgré nous.

« Je ne puis pas vous parler en détail des deux mille cinq cents lois ou décrets que nous avons votés en vingt-huit mois ; mais je puis vous en donner les points principaux. Et d’abord les ordres sont abolis ; c’est le premier article de la constitution : ‹ Art. Ier. Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. L’Assemblée nationale, voulant établir la constitution française sur les droits de l’homme, abolit irrévocablement les institutions qui blessent l’égalité des droits. Il n’y a plus ni noblesse, ni distinctions héréditaires, ni distinction d’ordres, ni régime féodal ni justices patrimoniales, nl aucun titre, ni aucun des ordres de chevalerie, corporations ou décorations, pour lesquels on exigeait des titres de noblesse, ni aucune supériorité que celle des fonctionnaires publics dans l’exercice de leurs fonctions. Il n’y a plus ni vénalite ni hérédité d’aucun office public. Il n’y a plus ni jurandes ni corporations de professions, arts et métiers.

« ‹ La loi ne reconnaît plus de vœux religieux, ni aucun autre engagement qui serait contraire au droit naturel. Elle déclare que tous les citoyens sont admissibles aux places et emplois publics, sans autre distinction que celle des vertus et des talents ; que toutes les contributions seront réparties entre tous les citoyens également, en proportion de leurs facultés ; que les mêmes délits seront punis des mêmes peines, sans aucune distinction de personnes. ›

« Tout cela, je l’ai voté : car à mes yeux l’égalité et la justice sont une seule et même chose. C’est le premier point ; et vous voyez que sous ce rapport vous n’avez plus rien à désirer.

« Le deuxième point, c’est la liberté. Tous les droits se tiennent ; ils s’appuient les uns sur les autres : si les citoyens n’avaient pas la liberté de parler, d’écrire, d’imprimer et de répandre leurs idées, à quoi leur servirait d’avoir des droits, puisqu’ils ne pourraient se plaindre, réclamer et forcer par la justice de leurs réclamations, entendues de la nation entière,

les violateurs de leurs droits, de les respecter et même de réparer le tort commis à leur égard ? Toutes les lois seraient des lettres mortes ; le plus fort aurait toujours raison ; en vous mettant la main sur la bouche, il pourrait vous voler et vous égorger impunément dans un coin. Aussi la constitution garantit-elle à chacun, comme droits naturels et civils, la liberté de parler, d’écrire, d’imprimer ses pensées et de les répandre par tous les moyens.

« Après cela viennent les autres libertés : celle d’aller, de venir, de rester, de partir, sans pouvoir être arrêté, accusé, ni détenu, que dans les cas déterminés par la loi et selon les formes qu’elle prescrit ; celle d’exercer le culte religieux qui nous convient ; la liberté d’adresser aux autorités constituées des pétitions signées individuellement ; la liberté de se réunir pour discuter les affaires de la nation ; enfin, la liberté de faire tout ce qui ne peut pas nuire au droit d’autrui ni à la sécurité publique.

« J’ai voté tout cela sans aucune exception : car si l’égalité est la justice même, la liberté est la garantie de la justice ; l’une n’existe pas sans l’autre.

« Le troisième point, c’est la fraternité. La constitution déclare qu’il sera créé et organisé un établissement général de secours publics, pour le soulagement des pauvres infirmes et des pauvres valides manquant de travail. Ce n’est plus à l’aumône qu’elle s’en rapporte ; la mendicité dégrade l’homme, elle lui fait perdre le sentiment de sa dignité ; elle l’abaisse, en le forçant de se courber devant son semblable : cela dégénère en bassesse ; la constitution ne veut plus de cela, c’est nuisible à la grandeur de la nation. Elle déclare donc que la bienfaisance n’est plus seulement une vertu individuelle, mais un devoir social.

« Mais, au point de vue de la charité, ou, pour mieux dire, de la solidarité des hommes réunis en société, il est un bienfait plus grand que tous les autres : l’instruction publique ; car, a dit le Christ, notre modèle à tous, ‹ l’homme ne vit pas seulement de pain, il vit d’esprit ! › La constitution, comprenant cette belle parole, déclare qu’il sera créé et organisé une instruction publique commune à tous les citoyens ; gratuite à l’égard des parties d’enseignement indispensables a tous, telles que la lecture, l’écriture et les éléments de calcul, et dont les établissements seront distribués dans un rapport combiné avec la division du royaume.

« Ainsi, messieurs, vous voyez que cette première partie de la constitution se résume en trois mots : Égalité, liberté, fraternité. C’est