Page:Erckmann–Chatrian — Histoire d’un paysan.djvu/154

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
146
Histoire d’un paysan.

moulins sont là comme chez eux. Quand les nobles font trop leurs embarras ; quand ils crient à l’Assemblée, en s’appelant les uns les autres : « Hé ! vicomte un tel, allons-nous-en ! ‹ N’êtes-vous pas ennuyé d’entendre ce galimatias ? › ou bien : ‹ Ah çà ! vous tairez-vous, braillards ? Il faut tomber à coups de sabre sur cette canaille ! › comme ils ont l’habiture de le faire, ceux des Jacobins et des Cordeliers se réunissent le lendemain. On sonne le tocsin partout ; les patriotes, les gens des marchés, hommes et femmes, s’en vont ensemble à l’Assemblée nationale, avec des chaudrons, des casseroles, tout ce qui peut faire du bruit, en criant : ‹ À la lanterne ! à la lanterne, les aristocrates ! ça ira ! › Et les autres tremblent, ils se cachent. C’est maître Jean et Létumier qui riraient de voir cette débâcle !… On appelle ça une manifestation. Les aristocrates disent que c’est une insurrection. M. Lafayette monte sur son cheval blanc ; il réunit les gardes nationales, il fait des discours, il se démène avec M. Bailly, le maire de la ville. Mais le lendemain tout le monde rit, et l’on dit : ‹ Les aristocrates ont eu peur ! Ils vont avoir du bon sens pour quinze jours ; après ça ils recommenceront, et nous recommencerons. ›

« Lafayette est toujours là, qui fait battre le tambour, qui salue le roi, la reine, et qui parle à la nation ; mais de temps en temps il essaye aussi d’arrêter les patriotes, et, sans les femmes qui tiennent pour la révolution et qui défendent à leurs maris de lui obéir, depuis longtemps il aurait fait de mauvais coups.

« Je vous raconte cela, mon bon Michel, parce qu’aux Baraques vous ne pourriez pas comprendre tous ces mouvements. Chez nous, on ne connaît que la milice et les impôts ; mais si les Parisiens ne tenaient pas tête à tous ces comtes, ces marquis et ces évêques, la révolution serait arrêtée et la France grugée par quelques nobles. L’ami du peuple, Marat, est le plus fort pour découvrir leurs complots ; il dénonce tout le monde : le roi, la reine, les princes, le clergé, la noblesse, les anciens parlements, la municipalité, le châtelet, les districts, l’état-major de la garde soldée, et M. Mottié, son général, comme il dit ; les procureurs, les financiers, les agioteurs, les déprédateurs, les sangsues de l’État, et l’innombrable armée des ennemis du bien public.

« Quelquefois il va même un peu loin, et mon père dit que c’est pourtant trop fort ; qu’on doit penser qu’il existe d’honnêtes gens parmi nos ennemis : des êtres mal élevés qui se trompent, parce qu’on leur a fait croire dès l’enfance qu’ils valaient plus que les autres hommes,

qu’ils étaient d’une autre race, et que, par ce moyen, la bêtise leur est venue tout doucement, et qu’ils se figurent des choses contre nature, en quelque sorte de bonne foi. Il dit qu’une quantité d’ambitieux parmi nous, de faux patriotes, ne demanderaient qu’à faire les grands, à renier leur père, à se couvrir de décorations du haut en bas, à toucher des pensions sans les avoir gagnées, à traiter leurs semblables comme des valets, et même à se vendre au premier venu, s’ils valaient la peine d’être achetés ! qu’on a tort de flagorner le peuple, en lui disant qu’il a toutes les vertus, parce que ce n’est pas vrai ; qu’il existe dans le peuple et les bourgeois beaucoup de filous, et qu’on verra peut-être par la suite, après la victoire du peuple, de misérables va-nu-pieds devenir aussi fiers et plus insolents que les anciens nobles ; et que ce sera d’autant plus triste qu’ils seront avares, ignorants et grossiers, et qu’on se rappelera qu’ils ont renié leur propre sang pour grimper à la place des autres, et faire oublier par leur arrogance que leur mère était vachère et leur père garçon d’écurie ! Pourvu que nous ne voyions pas de pareilles abominations, mon bon Michel, car ce serait la honte et la désolation du genre humain !

« Mon père a souvent de ces moment de colère, l’exemple des Maury l’indigne ; mais il se calme vite, et finit toujours par dire : ‹ Tout cela ne signifie rien ; la grande affaire est d’établir de bonnes lois pour empêcher les filous, qu’ils soient du peuple, de la bourgeoisie où de la noblesse, de s’élever au-dessus des honnêtes gens, de les maîtriser et de leur tenir le pied sur la gorge, afin de vivre à leurs dépens. Le principal aujourd’hui, c’est d’avoir des hommes comme Danton, Robespierre, Grégoire, Desmoulins, etc., pour éclairer la nation et lui faire voir que notre salut est dans l’union. Ces hommes sauveront la France ; ils bousculeront tous ces vendus aux premières élections, et d’ici quelques mois on ne parlera plus que d’eux. Les autres emploieront la calomnie et l’injure pour les détruire, mais la vérité finit toujours par l’emporter ; et quand le peuple souffre, il reconnaît ses fautes et met les gueux à leur place. ›

« Tu penses bien, Michel, que tout le temps où nous demeurions avec le curé Jacques, les patriotes du club des Jacobins ne venaient jamais chez nous ; mon père n’aurait pas osé les inviter, car sur beaucoup de questions on se serait pris aux cheveux ; mais depuis ils viennent quelquefois s’entendre avec mon père sur les mesures à prendre dans leurs réunions,

et tu ne pourrais pas croire combien ces gens