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Histoire d’un paysan.

C’est en ce temps que le livre rouge, imprimé par ordre de l’Assemblée nationale, arriva pour la première fois aux Baraques. Le vieux Rigaud, étant allé recueillir un petit héritage à Toul, le rapporta de là-bas, et tous les soirs nous étions en train de l’éplucher, de crier et de nous indigner. Alors nous sûmes que non-seulement les officiers nobles dépouillaient leurs soldats, mais que nous étions tous grugés depuis longtemps par des seigneurs de la cour qu’on appelait courtisans, et qui rapinaient de leurs dix doigts d’une façon abominable. Voici comment les principaux vols se faisaient : chaque fois que le déficit forçait les ministres du roi de faire un nouvel emprunt, leurs amis, ceux du comte d’Artois, de la reine et des princes, jusqu’aux valets, étaient comptés comme prêteurs d’une somme au trésor ; ils recevaient quittance de cette somme, — Ce qu’on appelait un coupon, — chacun en proportion de sa bassesse, et sans verser un liard. Après cela, nous autres malheureux, nous étions forcés, par de nouveaux impôts, de payer la rente perpétuelle des sommes que ces gueux n’avaient pas prêtées à la nation. Que d’argent on nous avait volé par ce moyen ! Ce n’est pas à calculer.

Camille Desmoulins disait, dans sa gazette, que ces courtisans méritaient d’être vingt-quatre millions de fois pendus, parce qu’ils avaient volé vingt-quatre millions de malheureux, comme dans leur poche ; et plus honteusement encore, puisqu’on les croyait honnêtes, puisqu’il se disaient nobles, qu’on leur confiait tout, et qu’ils ne risquaient pas d’être arrêtés.

J’ai le livre rouge et je voudrais bien vous en donner le détail, mais ce serait trop long ; une fois sur ce chapitre, on ne finirait plus.

Valentin criait que Chauvel et ses amis avaient inventé le livre rouge pour déshonorer nos seigneurs. Que voulez-vous ? Quand un homme est naturellement aveugle, on lui mettrait le soleil sous le nez, qu’il ne le verrait pas ; toutes les explications du monde ne lui serviraient à rien pour voir clair.

C’est aussi dans ce mois de septembre 1790 que Louis XVI renvoya Necker ; après la victoire de M. de Bouillé, le roi pensait ne plus avoir besoin de lui. Les uns traitaient Necker de gueux, parce qu’il avait aussi fait des pensions à ses amis, et qu’il avait longtemps refusé de livrer le livre rouge ; les autres, comme maître Jean, disaient qu’il faut toujours mettre le bien et le mal dans la balance ; que Necker ne s’était pas enrichi lui-même, comme monseigneur le cardinal de Brienne ; que sans le compte-rendu de Necker en 1778, la révo-

lution

ne serait pas venue de sitôt, et que les honnêtes gens devaient s’en souvenir.

Je crois qu’il avait raison, mais dans tous les cas, depuis le renvoi de Necker, Louis XVI n’écouta plus que les ennemis de la révolution ; ils le poussèrent sur la pente tellement vite, qu’au bout de deux ans c’était le bord du fossé.

Mais tout cela se trouvera plus tard ; je n’ai pas besoin d’en parler maintenant.

J’en reviens à ce mois de septembre 1790, où nous recûmes enfin, avec un gros paquet de journaux, la réponse de Marguerite. La voici, je vais là copier mot à mot, car, outre le bonheur que j’aurai de me rappeler le bon temps de ma jeunesse, chacun verra bien mieux ce qui passait alors à Paris ; comme on vivait là-bas, et ce qu’on pensait du roi, de Bouillé, des émigrés, des clubs et de l’Assemblée nationale. Moi-même je ne pourrais pas en dire autant.

« Mon bon Michel,

« Nous avons reçu ta lettre et ton panier de bons fruits, de bonnes saucisses et de bons vins. Tout nous a fait plaisir, malgré la tristesse de ce que tu nous racontes. Il ne faut pas vous décourager, au contraire ; plus les aristocrates en feront, plus vite nous serons débarrassés d’eux. La nation ouvre les yeux de jour en Jour, et, quand elle le voudra bien, ses misères seront finies.

« Mon père a tant d’ouvrage à l’Assemblée et aux Jacobins, qu’il me charge de vous remercier, toi, maître Jean, dame Catherine, et tous ceux qui voulaient mettre quelque chose dans le panier. J’en suis bien contente, car depuis longtemps j’avais l’idée de vous écrire ; lui, dans ses grandes lettres de six pages, ne vous parle jamais que des affaires de l’Assemblée nationale et du pays ; pour maître Jean, Létumier et tous les patriotes de là-bas, c’est bien le meilleur, je ne dis pas le contraire ; mais dame Catherine, Nicole, et même toi, j’en suis sûre, vous ne seriez pas fâchés non plus de savoir aussi comme nous vivons, dans quel endroit nous logeons, ce que je fais le matin et le soir ; ce que coûtent le beurre et les œufs au marché ; si on se lève de bonne heure ; si l’on se réunit à la veillée ; enfin, comme on vit.

« Eh bien ! voilà justement ce qui me trotte dans la tête, et maintenant je vais tout vous raconter, pour que vous soyez en quelque sorte avec nous, et que vous voyiez la différence des Baraques et de Paris. Cela va me coûter du temps, Car j’en ai vu depuis quinze mois, et

je m’en suis fait des idées sur ce bas monde !