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Histoire d’un paysan.

sous le toit ; la lumière qui tourne autour de cette masse de gens ; et de loin la sentinelle du corps de garde ; — avec son vieux chapeau, son habit blanc râpé, l’arme au bras, — qui s’arrête pour entendre, tout est sons mes yeux !

Et ces anciens, endormis derrière la bascule, et dont la pierre est mange par la mousse depuis cinquante ans, je les vois aussi : notre gros maire Boileau, avec son écharpe tricolore, messieurs les échevins ; Jean Beaucaire, huissier, sergent royal au siége de la prévôté, remplacé depuis par Joseph Basaille, maréchal des logis de la gendarmerie nationale, et le prévôt lui-même avec sa longue perruque, sa figure jaune et son nez pincé : tous ces gens qui se promènent le long des piliers, sans rien dire, au lieu de nous faire entourer, jeter dehors, et même pendre, comme ils l’auraient ordonné deux ou trois ans avant, tout me revient !

Ah ! ceux qui n’ont pas vu de changements pareils ne connaissent pas leur bonheur, et tout ce que je peux leur dire, c’est de tâcher, par leur courage et leur bon sens, de ne jamais se laisser remettre dans l’état où nous étions avant 89. Qu’ils y pensent !… Les gueux ne Manquent jamais qui ne demandent qu’à vivre dans l’orgueil, la paresse et toutes les jouissances de la vie, au dépens du peuple.

Mais, au milieu de ce grand bouleversement du pays, de ces descentes de montagnards dans la plaine, de ces incendies de châteaux, de couvents et de barrières, quand les seigneurs, les moines et les évêques s’en allaient à pied, à cheval, en voiture, et que les anciens gabelous sans place pensaient à se faire nommer officiers dans la garde citoyenne, et les procureurs fiscaux, présidents de leurs districts ; au milieu de cette débâcle, ce que je me représente encore le mieux, c’est mon pauvre père qui tremble de ne plus vendre ses balais, la mère qui dit : « La fin du monde est proche, nous sommes tous perdus… tâchons de sauver nos âmes ! » et puis mon frère Claude qui rentre un soir, son bâton à la main, en s’écriant tout désolé : « Les révérends pères Tiercelins partent ; ils m’ont donné mon compte. Qu’est-ce que je vais faire maintenant qu’il ne me reste plus de vaches à garder ?

J’avais alors vingt ans, j’étais dans toute ma force, et les craintes de mes parents m’indignaient. Je leur disais : « Hé ! mon Dieu ! n’ayez donc pas si peur ! Nous avons supporté bien d’autres misères ; nous avons bien pu vivre avec les dîmes, les corvées, la gabelle et les autres droits, en nourrissant les moines et les seigneurs de notre travail ; et maintenant que nous en sommes délivrés, maintenant que nous

allons garder l’argent qu’ils nous coûtaient, qu’avons-nous donc à gémir ? Tous les bœufs et les moutons ne sont pas morts, et s’il faut à Claude un troupeau de bétail à garder, eh bien, qu’il attende un peu, peut-être qu’un jour je le prendrai pour mon hardier ! »

C’était bien insolent de ma part, mais que voulez-vous ? mes idées sur la soumission changeaient de jour en jour ; je pensais déjà que les paysans valaient les nobles ; que les uns ne paraissaient si grands, que parce que les autres se faisaient petits, et qu’il état temps de se débarrasser du respect des priviléges.

Ma mère, elle, alors, le coude allongé sur la table et le poing derrière son oreille, me regardait avec ses yeux gris, les lèvres serrées, et me disait en dessous :

« Toi, Michel, c’est l’orgueil qui te mine ! Tu crois déjà, comme Joseph, que les gerbes de tes frères se penchent autour de la tienne, et que leurs étoiles dansent pour te glorifier. Mais, je t’en préviens, tu ne seras pas ministre du roi d’Égypte ; tu seras pendu, et les corbeaux du ciel mangeront dans ton panier. »

En partant de notre baraque, après huit heures, je courais au club, en ville, batailler contre nos anciens échevins et syndics, qu’on appelait aristocrates ; ma voix passait par-dessus toutes les autres ; mes yeux, quand on me contredisait, reluisaient de colère ; et sur la fin de l’hiver je faisais déjà des motions, comme par exemple de crier tous ensemble : « Vivent les amis de la constitution ! » ou bien : « À bas les faux patriotes ! » Cela me donnait de la considération aux Baraques. Vers dix heures, en rentrant chez nous au clair de lune, nous chantions : « Ça ira ! » Je chantais comme un merle, et maître Jean la main sur mon épaule, disait en riant : « Michel est un des bons ; nous serons toujours ensemble. »

Voilà l’exaltation de la jeunesse ! L’idée de Marguerite et de Chauvel redoublait mon patriotisme : l’amour remplissait mon cœur.

Cette année passa vite ; l’hiver était doux, la neige fondait en tombant ; à la fin de février on n’en voyait plus dans la plaine.

Pendant les mois de mars, d’avril et de mai 1790, les gardes citoyennes commencèrent à se fédérer ; on se réunissait de village à village, on fraternisait, au lieu de se battre à coups de pierre et de bâton, comme autrefois ; les anciens prononcaient des discours, et l’on s’embrassait les uns les autres, en criant :

« Vivre libres ou mourir ! »

Les femmes et les filles venaient aussi voir ces fêtes, seulement elles ne s’en mêlaient pas ; la mode des grâces et des déesses n’était pas encore venue.