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Histoire d’un paysan.

de voter les impôts ; les tours de Calonne et de Brienne pour avoir de l’argent ; les deux réunions de notables, qui refusèrent d’imposer leurs propres biens ; et finalement, quand il fallut payer ou faire banqueroute, la convocation des états généraux à Versailles, après cent soixante-quinze ans d’interruption.

Je vous ai dit que nos députés avaient l’ordre écrit d’abolir les barrières intérieures, qui gênaient le commerce ; les maîtrises et jurandes, qui gênaient l’industrie, les dîmes et droits féodaux, qui gênaient l’agriculture ; la vénalité des charges et offices, contraire à la justice ; les tortures et autres barbaries, contraires à l’humanité ; et les vœux des moines, contraires aux familles, aux bonnes mœurs et au bon sens.

Voilà ce que demandaient tous les cahiers du tiers état.

Mais le roi n’avait convoqué les députés du tiers que pour accepter les dépenses de la cour, des seigneurs et des évêques, pour régler le déficit et tout mettre sur le dos des bourgeois, des ouvriers et des paysans. C’est pourquoi la noblesse et le clergé, voyant qu’ils voulaient avant tout abolir les priviléges, refusèrent de se réunir à eux et les accablèrent de tant d’humiliations, qu’ils se redressèrent d’un coup, jurèrent de ne se séparer qu’après avoir fait la constitution, et se proclamèrent Assemblée nationale.

C’est ce que nous avait écrit Chauvel ; vous avez vu sa lettre.

Lorsque ces nouvelles arrivèrent au pays, la disette était encore si grande, que les pauvres vivaient de l’herbe des champs, en la faisant bouillir avec un peu de sel. Par bonheur le bois ne manquait pas ; l’orage montait : les gardes de monseigneur le cardinal-évêque restaient tranquillement chez eux, pour ne pas rencontrer les délinquants. Oui, c’était terrible !… terrible pour tout le monde, mais principalement pour les employés du fisc, pour les justiciers et tous ceux qui vivaient de l’argent du roi. Ces gens graves, prévôts, conseillers, syndics, tabellions, procureurs, de père en fils, se trouvaient comme logés dans une de ces vieilles maisons de Saverne, toutes vermoulues et décrépites, de véritables nids à rats, qui durent depuis des siècles et qui tomberont aux premiers coups de pioche. Ils le savaient, ils sentaient que cela menaçait ruine, et vous regardaient du coin de l’œil, d’un air inquiet ; ils oubliaient de poudrer leurs perruques et ne venaient plus danser leurs menuets au Tivoli.

Les nouvelles de Versailles se répandaient jusque dans les derniers villages. On attendait encore quelque chose, personne n’aurait pu dire

quoi ! Le bruit courait que nos députés étaient entourés de soldats ; qu’on voulait leur faire peur, ou peut-être les massacrer. Ceux qui passaient à l’auberge des Trois-Pigeons ne parlaient plus que de cela. Maître Jean s’écriait :

« À quoi pensez-vous ? Est-ce que notre bon roi est capable de commettre des abominations ? Est-ce qu’il n’a pas convoqué lui-même des députés de son peuple, pour connaître nos besoins et faire à tous notre bonheur ? Ôtez-vous donc ces idées de la tête ! »

Les autres, du Harberg ou de Dagsbourg, le poing sur la table, ne répondaient pas ; ils s’en allaient pensifs, et maître Jean disait :

« Dieu veuille que la reine et le comte d’Artois n’essayent pas de faire un mauvais coup, car ceux qui n’ont plus rien à perdre ont tout à gagner ; et si la bataille commence, personne de nous n’en verra la fin. »

Il avait bien raison ; pas un de ceux qui vivaient alors, nobles, bourgeois ou paysans, n’a vu la fin de la révolution ; elle dure encore, et ne finira que si l’esprit de douceur, de justice et de bon sens arrive une fois chez nous.

Les choses traînèrent ainsi plusieurs semaines ; le temps des petites récoltes était venu, la famine diminuait dans nos villages, et l’on commençait à se calmer, quand le 18 juillet, la nouvelle se répandit que Paris était en feu, qu’on avait voulu cerner l’Assemblée nationale pour la dissoudre, que la municipalité s’était soulevée contre le roi, qu’elle avait armé les bourgeois, que le peuple se battait dans les rues contre les régiments étrangers, et que les gardes françaises tenaient avec la ville.

Aussitôt la lettre de Nicolas nous revint à l’esprit et cela nous parut naturel.

Tous les gens qui revenaient de Phalsbourg répétaient les mêmes choses ; le régiment de La Fère était consigné dans les casernes, et d’heure en heure des courriers s’arrêtaient à l’hôtel du gouverneur, puis filaient ventre à terre en Alsace.

Qu’on se représente l’étonnement du monde ! On n’avait pas encore l’habitude des révolutions comme de nos jours ; l’idée d’en faire ne vous venait jamais. Ce fut une grande épouvante.

Ce jour-là rien ne bougea, les nouvelles étaient arrêtées ; mais le lendemain on apprit l’enlèvement de la Bastille ; on sut que les Parisiens étaient maîtres de tout ; qu’ils avaient des fusils, de la poudre, des canons, et cela produisit un si grand effet, que les montagnards descendirent avec leurs haches, leurs fourches et leurs faux en Alsace et en Lorraine ; ils passaient par bandes, en criant :

« À Marmoutier !