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Histoire d’un paysan.

frémir, une force militaire environne les états ! Où sont les ennemis de la patrie ? Gatilana est-il à nos portes ? Je demande qu’en vous couvrant de votre dignité, de votre puissance législative, vous vous renfermiez dans la religion de votre serment ; il ne vous permet de vous séparer qu’après avoir fait la constitution. »

Pendant ce discours, le maître des cérémonies, qui avait suivi le roi, était rentré dans la salle, et il s’avançait son chapeau à plumes à la main, du côté des bancs vides de la noblesse. À peine Mirabeau finissait-il de parler, qu’il prononça quelques mots ; mais comme on ne l’entendait pas, plusieurs se mirent à crier d’un ton de mauvaise humeur :

« Plus haut !… plus haut !… »

Et lui, alors, élevant la voix, dit au milieu du silence :

« Messieurs, vous avez entendu les ordres du roi ! »

Mirabeau était resté debout, je voyais la colère et le mépris serrer ses grosses mâchoires.

« Oui, Monsieur, dit-il lentement, — d’un ton de grand seigneur qui parle de haut, — nous avons entendu les intentions qu’on à suggérées au roi ; et vous, qui ne sauriez être son organe auprès des états généraux, vous qui n’avez ici ni place ni droit de parler, vous n’êtes pas fait pour nous rappeler son discours !

Puis, se redressant et toisant le maître des cérémonies :

« Cependant, reprit-il, pour éviter toute équivoque et tout délai, je déclare que, si l’on vous a chargé de nous faire sortir d’ici, vous devez demander des ordres pour employer la force, car nous ne quitterons nos places que par la puissance des baïonnettes ! »

Toute l’assemblée se leva comme un homme, criant « Oui ! oui ! »

C’était un tumulte extraordinaire.

Au bout de deux ou trois minutes, le calme s’étant un peu rétabli, notre président dit au maître des cérémonies :

« L’assemblée a décidé hier qu’elle resterait séance tenante, après la séance royale. Je ne puis séparer l’assemblée avant qu’elle en ait délibéré elle-même, et délibéré librement.

— Puis-je, Monsieur, porter cette réponse au roi ? demanda le marquis.

— Oui, Monsieur, » répondit le président.

Alors le maître des cérémonies sortit, et la séance continua.

Pour vous dire la vérité, maître Jean, nous nous attendions à un grand coup ! Mais sur les deux heures, au lieu de baïonnettes, nous vîmes arriver une quantité de charpentiers, qu’on

envoyait pour démolir l’estrade de la séance royale, et qui se mirent tout de suite à l’ouvrage. C’était encore une invention de la reine et du comte d’Artois : n’osant pas employer la force, ils employaient le bruit ! On n’a jamais rien vu de plus misérable.

Vous pensez bien que cette nouvelle avanie ne nous empêcha pas de faire notre devoir ; la discussion continua au milieu du roulement des marteaux ; et les ouvriers eux-mêmes, étonnés de notre calme, finirent par abandonner leurs outils, et par descendre sur les marches de l’estrade, pour écouter ce qui ce disait. Si M. le comte d’Artois avait pu les voir, jusqu’à la fin de la séance, plus attentifs que dans une église, et couvrant de leurs applaudissements les orateurs qui disaient des choses fortes et justes, il aurait compris que le peuple n’est pas aussi bête qu’on veut bien le croire.

Camus, Barnave, Sieyès parlèrent. Sieyès dit, en descendant de la tribune :

« Vous êtes aujourd’hui ce que vous étiez hier ! »

On prit les voix par assis et levé, et l’Assemblée nationale déclara unanimement persister dans ses précédents arrêtés. Et finalement Mirabeau, dont la colère avait eu le temps de se refroidir, et qui voyait clairement que sa tête était en jeu, dit :

« C’est aujourd’hui que je bénis la liberté, de ce qu’elle mûrit de si beaux fruits dans l’Assemblée nationale. Assurons notre ouvrage, en déclarant inviolable la personne des députés aux états généraux. Ce n’est pas manifester une crainte, c’est agir avec prudence ; c’est un frein contre les conseils violents qui assiégent le trône. »

Chacun vit bien la finesse, et la motion fut adoptée à la majorité de 493 voix contre 34.

L’assemblée se sépara vers six heures, après avoir pris l’arrêté suivant :

« L’Assemblée nationale déclare que la personne. de chaque député est inviolable ; que tous particuliers, toutes corporations, tribunal, cour ou commission qui oseraient, pendant ou après la présente session, poursuivre, rechercher, arrêter ou faire arrêter, détenir ou faire détenir un député, pour raison d’aucune proposition, avis, opinion ou discours aux états généraux, de même que toutes personnes qui prêteraient leur ministère à aucun desdits attentats, de quelque part qu’ils fussent ordonnés, sont infâmes et traîtres envers la nation, et coupables de crimes capitaux. L’assemblée nationale arrête que, dans les cas susdits, elle prendra toutes les mesures pour rechercher, poursuivre et punir ceux qui en seront les auteurs, instigateurs et exécuteurs. »