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Histoire d’un paysan.

et pour cette raison, il refusa d’ouvrir les lettres adressées à l’assemblée : c’était agir avec bon sens.

On prononça ce même jour bien d’autres paroles, qui-revenaient toutes au même.

Vers deux heures et demie, un député du Dauphiné nous apporta la nouvelle que les deux autres ordres venaient de décider qu’ils vérifieraient leurs pouvoirs séparément. Alors la séance fut levée dans le tumulte, et l’on s’ajourna au lendemain, à neuf heures.

Tout devenait clair : on voyait que le roi, la reine, les princes, les nobles et les évêques nous trouvaient très-bons pour payer leurs dettes, mais qu’ils ne se souciaient pas de faire une constitution, où le peuple aurait voix au chapitre. Ils aimaient mieux faire les dettes tout seuls, sans opposition ni contrôle, et nous réunir tous les deux cents ans une fois, pour les accepter au nom du peuple et consentir des impôts à perpétuité.

Vous concevez nos réflexions, après cette découverte, et notre colère !

Nous restâmes jusqu’à minuit à crier et à nous indigner contre l’égoïsme et l’abominable injustice de la cour. Mais, après cela, je dis à mes confrères que le meilleur pour nous était de rester calmes en public, de mettre le bon droit de notre côté, d’agir par la persuasion s’il était possible, et de laisser le peuple faire ses réflexions. C’est ce que nous résolûmes ; et le lendemain, en arrivant dans notre salle, nous vîmes que les autres députés des communes avaient sans doute pris les mêmes résolutions que nous ; car, au lieu du grand tumulte de la veille, tout était grave. Le doyen à sa place et ses aides à l’estrade écrivaient, recevaient les lettres et les déposaient sur le bureau.

On nous remit, en formes de cahiers, les discussions de la noblesse et du clergé ; je les ajoute ici pour vous montrer ce que ces gens pensaient et voulaient. Le clergé avait décidé la vérification de ses pouvoirs dans l’ordre, à la majorité de 133 voix contre 114, et la noblesse aussi, par 188 voix contre 47, malgré les gens de cœur et de bon sens de leur parti : le vicomte de Castellane, le duc de Liancourt, le marquis de Lafayette, les députés du Dauphiné et ceux de la sénéchaussée d’Aix en Provence, qui combattaient leur injustice. Ils avaient déjà nommé douze commissions pour vérifier leurs pouvoirs entre eux.

Ce jour-là, Malouet renouvela sa proposition d’envoyer une députation aux deux ordres privilégiés, pour les engager à se réunir aux députés des communes, et là-dessus le comte de Mirabeau se leva. J’aurai souvent à vous parler de cet homme. Quoique noble, il est député

du tiers, parce que la noblesse de son pays refusa de l’admettre, sous prétexte qu’il n’était propriétaire d’aucun fief. Il se fit aussitôt marchand, et la ville d’Aix nous l’envoya. C’est un Provençal, large, trapu., le front osseux, les yeux gros, la figure jaune, laide et grêlée. Il a la voix criarde et commence toujours par bredouiller ; mais une fois lancé, tout change, tout devient clair, on croit voir ce qu’il dit ; on croit avoir toujours pensé comme lui ; et de temps en temps sa voix criarde descend, lorsqu’il va dire quelque chose de grand ou de fort ; cela gronde d’avance et part comme un coup de tonnerre. Je ne puis vous donner une idée du changement de figure d’un homme pareil : tout marche ensemble, la voix, les yeux, le geste, les idées. On s’oublie soi-même en l’écoutant ; il vous tient et l’on ne peut plus se lâcher. En regardant ses voisins, on les voit tout pâles. Tant qu’il sera pour nous, tout ira très-bien, mais il faut être sur ses gardes. Moi je ne m’y fie point. D’abord c’est un noble ! et puis c’est un homme sans argent, avec des appétits terribles et des dettes. Rien qu’à voir son gros nez charnu, ses mâchoires énormes et son large ventre, couvert de dentelles fripées et pourtant magnifiques, on pense : — Il te faudrait à toi l’Alsace et la Lorraine à manger, avec la Franche-Comté et quelques petits environs encore ! — Je bénis pourtant la noblesse de n’avoir pas voulu l’inscrire sur ses registres ; nous avions besoin de son secours dans les premiers temps ; vous verrez cela plus loin.

Ce jour-là, 7 mai, Mirabeau ne dit pas grand’chose ; il nous représenta seulement que pour envoyer une députation, il fallait être constitués en ordre ; or, nous n’étions pas encore constitués, et même nous ne voulions pas nous constituer sans les autres, Le meilleur était donc d’attendre.

L’avocat Mounier dit alors qu’il fallait au moins permettre à ceux des députés du tiers qui voudraient s’en charger, d’aller individuellement et sans mission, engager les nobles et les évêques à se réunir avec nous, selon le vœu du roi. Comme cela ne compromettait rien, On adopta cet avis. Douze membres du tiers allèrent aux informations ; ils nous annoncèrent bientôt qu’ils n’avaient trouvé dans la salle de la noblesse que des commissions en train de vérifier les pouvoirs de ces messieurs ; et que dans celle du clergé l’ordre étant assemblé, le président leur avait répondu qu’on allait délibérer sur notre proposition. Une heure après, MM. les évêques de Montpellier et d’Orange, Avec Quatre autres ecclésiastiques, entrèrent dans notre salle, et nous dirent que leur parti