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de nouveaux asphyxiants que n’arrêtent pas les masques.

— Le rôle du respect humain est énorme en cette aventure effroyable. Abordez-vous un bourgeois quelconque ? Il se montre d’abord jusqu’au-boutiste. Il croit que vous l’êtes vous-même. Puis si vous montrez des sentiments humains, pacifiques, il s’y rallie fréquemment en partie, dévoilant peu à peu sa pensée vraie. Ainsi, un immense leurre, fondé sur une mutuelle hypocrisie.

— Le Boulevard, de la Madeleine à la place de la République, vers 8 heures du soir… Formidable goinfrerie ! Les restaurants se suivent. Quelques-uns sont emmitouflés de stores épais, ouatés. On les devine. On y officie dans les hauts prix. Mais la plupart étincellent. En contraste avec l’obscurité de la Chaussée, leurs nefs en pleine clarté se creusent, s’enfoncent derrière les vitrages, montrent les alignements drus de dîneurs, à perte de vue. Les yeux rient, les fronts brillent, les mâchoires marchent, les garçons voltigent. Et pas une place vide. Un coude à coude farouche.

À 80 kilomètres de là, des hommes ont de la boue glacée aux aisselles, dans la tranchée, s’enlisent, dans des souffrances indicibles. Voilà la belle guerre !

— Un soir, le long des quais, au Trocadéro, vers minuit, je rencontre un soldat, ivre de vin ou de fatigue. Il me dit qu’il veut se jeter dans la Seine. Il a trois enfants, deux ans de tranchées, la croix de guerre. Il doit être à 6 heures du matin à la gare du Nord, pour repartir dans la Somme. Il n’en peut plus. Il en a assez… Et parmi les projets que j’agite dans ma tête pour le secourir, je pense à lui donner de quoi dormir quelques heures dans un hôtel. Mais quoi ? Dans ce riche quartier ? Avec cette apparence d’ivresse ? Et je m’aperçois de l’énorme bluff. On