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— Dans beaucoup de riches familles orthodoxes, j’ai vu le filleul de guerre, paysan ou ouvrier, installé pendant sa permission. Il mangeait à la table des maîtres du logis. Je me suis demandé souvent : « Que pense-t-il, en voyant ces bourgeois douillets, cossus, confortables, en sécurité, et qui déclarent tous qu’il faut aller jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à ce que lui, le pauvre bougre, soit tué ? »

— Le 17, nous dînons à Armenonville avec les Gabriel Voisin. Vers neuf heures moins le quart arrive un ministre, avec deux invités. Les garçons, en haie, s’inclinent. Il salue, court et menu, grimpe d’une allure furtive et pressée l’escalier du premier étage, où sont les salons. Et dans ce décor d’Armenonville, devant ce joli lac, sous cette adorable nuit d’août, je pense soudain au féroce idéal qui pousse cet homme à continuer de faire la guerre, à tous les intérêts qu’il se trouve servir ; j’y oppose les morts, les morts quotidiens, l’angoisse incessante des parents. Et le contraste m’apparaît tellement ignoble, entre cette ambition si vague en ses lignes, si précaire en ses buts, si grosse, malgré soi, de cupidités, d’appétits, de vanités, et la froide certitude des drames innombrables ainsi décrétés, que cet homme, soudain, m’a semblé un grand coupable.

— Le 18. On continue à se hérisser contre l’offre du Pape. Dans le train, j’entends un lieutenant automobiliste : « Tous les catholiques de France pensent comme moi : en somme, ce Pape, c’est un Autrichien. » Ils s’aperçoivent que le représentant de leur Dieu sur la terre a un pays d’origine ! Il a fallu la guerre pour cette découverte. Singulier, ce conflit du patriotisme et du catholicisme. Jusqu’ici, ils se servaient. La guerre avait réveillé les superstitions, accru prodigieusement le nombre et l’in-