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teintes étoient d’une belle fonte, les demi-teintes d’un bon ton, toute sa machine avoit de la vigueur & en même temps de l’harmonie. Ses têtes de femmes étoient ordinairement belles, ou du moins gracieuses. Ses ombres étoient quelquefois un peu noires, quelquefois roussâtres, quelquefois aussi d’un gris noirâtre.

Nous croyons devoir rapporter ici ce que M. Cochin a dit de Giordano ; son jugement mérite ici d’autant plus de confiance, qu’il ne différe de celui de Mengs que par les expressions : cet accord ne se trouve pas toujours entre ces deux artistes.

« Les peintres Napolitains, dit-il, quoiqu’excellens à bien des égards, ne sont point du premier ordre. On peut, en général, les qualifier d’artistes maniérés, médiocrement savans dans leur art, & presque tous imitateurs de Pietro de Cortone. Le plus séduisant de tous est Luca Giordano. Son génie est abondant ; son faire est de la plus belle facilité ; son coloris, sans être bien vrai, ni bien précieux pour la fraîcheur & la vérité des tons, est cependant extrêmement agréable ; & l’on peut dire en général que c’est une belle couleur. Son dessin n’a point de ces finesses savantes qui viennent d’une étude profonde ; la nature n’y est pas d’une exacte correction : cependant ses ouvrages sont assez bien dessinés, & ne présentent pas de ces fautes grossières qu’on trouve quelquefois dans des maîtres plus grands que lui. C’est un des maîtres qui ont réuni toutes les parties de la peinture dans un dégré suffisant pour produire le plus grand plaisir à l’œil, sans exciter à l’examen le même sentiment d’admiration qu’on éprouve à la vue des ouvrages de ceux qui, ne donnant leur principale attention qu’à une des parties de la peinture, sont parvenus à la porter au plus haut degré. Ils n’ont pas produit ce que la peinture a de plus étonnant, mais ils ont fait des tableaux dont le tout-ensemble fait le plus de plaisir. »

« Il seroit difficile de décider lequel est à préférer ou de réunir toutes les parties de la peinture dans un beau degré, ou de n’en posséder qu’une dans un degré sublime. Ce qu’on en peut dire, c’est que le peintre qui n’aura qu’une partie sublime, essuyera pendant sa vie mille critiques sur celles qui lui manqueront ; mais il sera l’objet de l’étude & de l’admiration de la postérité : au lieu que celui qui possédera l’art du tout-ensemble agréable, sera dédommagé par l’estime de ses contemporains & les agrémens qui suivent cette estime, de ce que la postérité pourra lui refuser. Les talons qui ont peu couté, & qui sont presque entièrement le fruit des


dons de la nature, sont les plus séducteurs : on ne peut résister à leur impression. »

« Quoique ce soit avec raison que l’on dit que ce qui a été fait vîte doit être vu de même, néanmoins il y a des beautés de facilité, & d’heureuses négligences, auxquelles on ne peut refuser son admiration. Mais il faut ajouter que ceux qui étudient la peinture ne doivent pas les prendre pour modèles : il est trop facile de les imiter mal, & trop difficile de tes égaler. Il faudroit avoir les mêmes dons de la nature, ce dont on ne doit jamais se flater. Ces maîtres faciles accoutument ceux qui les suivent à être superficiels, & si leurs imitateurs ont un moindre degré de talent, ils tombent dans une médiocrité tout à fait méprisable. »

« Ce qu’on doit principalement considérer dans le Giordano, c’est l’accord & l’effet harmonieux de ses tableaux. L’artifice dont il s’est servi, & qu’il est important de connoître, est dévoilé plus clairement dans ses ouvrages que dans la plupart des autres maîtres, parce qu’il l’a souvent porté à l’excès[1]. Il consiste à faire, en quelque façon, toutes les ombres du tableau du même ton de couleur. Pour faire entendre cela, supposons qu’un peintre ait trouvé un ton brun, compose de plusieurs couleurs qui se détruisent assez les unes & les autres pour qu’on ne puisse plus assigner à ce brun le nom d’aucune couleur ; c’est-à-dire, qu’on ne puisse le nommer ni rougeâtre, ni bleuâtre, ni violâtre, &c ; alors il y auroit un moyen d’ombrer tous les sujets comme la nature nous nous les présente. L’obscurité, dans la nature, n’est qu’une privation qui n’a aucune couleur, & qui détruit toutes les couleurs locales à mesure qu’elle est plus grande. On remarque dans tous les maîtres qui peuvent être cités pour l’harmonie, qu’ils ont adopté un ton favori avec lequel ils ombrent tout ; les étoffes bleues, les étoffes rouges, &c. Dans les ombres même des etoffes blanches, ce ton entre assez pour les accorder avec le reste. »

Le Giordano, riche des produits de son talent, est mort à Naples en 1705, âgé de soixante & treize ans.

On voit deux tableaux de ce peintre au cabinet du duc d’Orléans ; l’un représente la piscine, & l’autre les vendeurs chassés du temple.

Il a gravé lui-même à l’eau-forte quelques

  1. Ce qu’on va lire ici a déjà été dit, en d’autres termes, en parlant d’André Saccki : mais il est des principes important qu’il ne faut pas craindre de répéter. D’ailleurs ces sortes de répétitions offrent des différences par lesquelles elles s’éclaircissent mutuellement.