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font aucun plaisir. On est instruit, dès l’enfance, qu’il faut regarder Raphaël comme le plus grand des peintres, & lorsqu’il ne fait pas cette impression, on en conclut intérieurement que l’on n’est pas assez connoisseur pour en sentir toutes les beautés, mais on se garde d’avouer ce défaut de connoissance, dans la crainte qu’il ne soit pris pour un défaut de sentiment.

Il est plus singulier encore de voir des François, des Allemands, des Anglois, sans connoître les arts, ne pas moins se répandre en éloges à la vue du jugement dernier de Michel-Ange Buonarroti, qui certainement est un des plus désagréables tableaux que l’on connoisse. Ces éloges ne partent pas de l’illusion qu’il produit ; car on croit pouvoir avancer qu’il n’en fait naître d’aucune espèce, & qu’il est en quelque manière imaginaire dans toutes ses parties ([1]). Ce ne peut donc être que l’effet d’une décence de convention qui cause cette admiration.

Car que peut y appercevoir un homme sans connoissance dans l’art du dessin ? Des colosses d’une nature tout à-fait inconnue, une quantité de gros muscles excessivement marqués, capables de donnet l’idée que l’auteur a voulu peindre d’hommes doués d’une force extraordinaire, mais qui ne présentent aucun agrément & nulle apparence des vérités de la nature que nous connoissons. La couleur triste & égale qui règne dans ce morceau n’est pas assurément ce qui doit plaire au spectateur, que nous supposons seulement sensible à l’impression du plaisir que cause l’imitation du vrai.

Cependant ce tableau est un des plus célèbres : sa beauté consiste dans la force d’une imagination grande, fière, qui présente à nos yeux des objets sur-humains, sous l’aspect le plus imposant, dans un caractère de dessin chargé & articulé avec excès, mais savant, grand, & qui marque la connoissance la plus profonde de la construction & des formes extérieures du corps humain. Si ce ne sont pas d’exactes vérités, ce sont les exagérations d’un grand génie, & dès lors elles sont dignes de la plus haute admiration : mais qu’il soit permis de dire qu’elles ne sont bien connues, & ne peuvent l’emporter sur le désagrément de ce tableau, qu’aux yeux de ceux qui sont profondément instruits de la difficulté & de la rareté de ce savoir, & de ce que cette manière, quoique différente du vrai, a de supérieur en elle. On


ose du moins croire que personne ne disconviendra que ces beautés ne sont point de celles qui tiennent au plaisir que produit l’illusion.

Raphaël, pur dans son caractère de dessin, en est sans doute moins éloigné. Cependant la grandeur de ses idées dans la composition & dans le choix des formes, qui est la suite d’un sentiment sublime des beautés de la nature la plus parfaite ; la beauté de ses têtes, où l’on n’admire pas simplement l’imitation de la vérité connue, mais la grandeur de leur caractère, la noblesse du choix, la dignité de l’expression, cette manière ingénieuse & grande de draper & d’annoncer le nud sans affectation, qui ne rappelle cependant aucune étoffe connue, ni même aucun vêtement qu’on puisse regarder comme ayant été en effet celui de quelque nation ; toutes ces beautés, dis-je, sont d’un genre bien supérieur à la simple imitation du vrai. Mais en même temps, parce qu’elles ont de relevé au dessus des idées communes, elles nuisent à ce premier sentiment de plaisir qu’on attendroit de l’illusion.

Si nous passons à l’examen de ceux qui ont eu en partage la grande partie du coloris, sans doute ils sont plus près de l’illusion que ceux qui en ont manqué : aussi est-il vrai que le plaisir que font leurs ouvrages, est plus universellement ressenti. Cependant ce n’est point encore ce qui cause principalement l’admiration qu’ils excitent. Ces belles demi-teintes & cette fraîcheur du Corrège & du Titien, qui sont au-dessus des beautés ordinaires de la nature, & qui égalent ce qu’elle produit de plus parfait, ne doivent pas être considérées comme pouvant nuire à l’illusion ; mais il n’en est pas moins vrai qu’une couleur plus foible & moins précieuse en pourroit approcher autant & même davantage. D’ailleurs cette belle manière de peindre, ce faire large & facile, cette harmonie dont ils nous ont donné les plus beaux exemples, sont en eux l’effet d’un sentiment bien au dessus des qualités suffisantes, pour produire la simple apparence du vrai. Le Guide, Pietre de Cortone, & quelques autres, semblent approcher davantage de ce qui tient à l’illusion. Des vérités plus connues, des graces que l’on voit souvent dans la nature, qu’ils ont su saisir avec art, les rendent plus aimables a tous les yeux ; mais combien d’autres beautés ne rencontre-t-on pas dans leurs ouvrages, & qui n’y sont employées qu’avec des vues supérieures à celle de tromper l’œil ? Ils ont été plus loin, ils ont voulu le séduire ; l’enchanter, & ils y ont réussi. Mais ces maîtres mêmes prouvent encore que les beautés les plus estimées dans la peinture, ne sont pas celles qui tendent le plus directement à l’illusion. Ces deux hommes célèbres, malgré la haute estime qu’ils ont obtenue, n’ont point acquise ce degré d’ad-

  1. (1) Le célèbre artiste qui connoît bien la langue de l’art, dit que le tableau de Michel Ange est imaginaire non qu’il est idéal, parce que l’idéal emporte avec lui l’idée du beau : ce tableau n’est pas beau ; il est grand, & sa grandeur elle-même est imaginaire. (Note du Rédacteur.)


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