Page:Emile Zola - La Terre.djvu/518

Cette page a été validée par deux contributeurs.
518
LES ROUGON-MACQUART.

C’était comme ces histoires de révolution, ces bouleversements politiques qu’on annonçait. Le sol, disait-on, passerait en d’autres mains, les moissons des pays de là-bas viendraient écraser les nôtres, il n’y aurait plus que des ronces dans nos champs. Et après ? est-ce qu’on peut faire du tort à la terre ? Elle appartiendra quand même à quelqu’un, qui sera bien forcé de la cultiver pour ne pas crever de faim. Si, pendant des années, les mauvaises herbes y poussaient, ça la reposerait, elle en redeviendrait jeune et féconde. La terre n’entre pas dans nos querelles d’insectes rageurs, elle ne s’occupe pas plus de nous que des fourmis, la grande travailleuse, éternellement à sa besogne.

Il y avait aussi la douleur, le sang, les larmes, tout ce qu’on souffre et tout ce qui révolte, Françoise tuée, Fouan tué, les coquins triomphants, la vermine sanguinaire et puante des villages déshonorant et rongeant la terre. Seulement, est-ce qu’on sait ? De même que la gelée qui brûle les moissons, la grêle qui les hache, la foudre qui les verse, sont nécessaires peut-être, il est possible qu’il faille du sang et des larmes pour que le monde marche. Qu’est-ce que notre malheur pèse, dans la grande mécanique des étoiles et du soleil ? Il se moque bien de nous, le bon Dieu ! Nous n’avons notre pain que par un duel terrible et de chaque jour. Et la terre seule demeure l’immortelle, la mère d’où nous sortons et où nous retournons, elle qu’on aime jusqu’au crime, qui refait continuellement de la vie pour son but ignoré, même avec nos abominations et nos misères.

Longtemps, cette rêvasserie confuse, mal formulée, roula dans le crâne de Jean. Mais un clairon sonna au loin, le clairon des pompiers de Bazoches-le-Doyen qui arrivaient au pas de course, trop tard. Et, à cet appel, brusquement, il se redressa. C’était la guerre passant dans la fumée, avec ses chevaux, ses canons, sa clameur de massacre. Une émotion l’étranglait. Ah ! bon sang ! puisqu’il n’avait plus le cœur à la travailler, il la défendrait, la vieille terre de France !