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LA TERRE.

La Grande et la Frimat étaient sorties sur la porte, pour voir. Il ne resta que Françoise et Jean : elle, dans son obstination d’immobilité et de silence, entendant tout peut-être, voulant mourir ainsi qu’une bête terrée au fond de son trou ; lui, debout devant la fenêtre ouverte, agité d’une incertitude, noyé d’une douleur qui lui semblait venir des gens et des choses, de toute la plaine immense ! Ah ! ce tambour, comme il grandissait, comme il résonnait dans son être, ce tambour dont les roulements continus mêlaient à son deuil d’aujourd’hui ses souvenirs d’autrefois, les casernes, les batailles, la chienne de vie des pauvres bougres qui n’ont ni femme ni enfants pour les aimer !

Dès que le drapeau reparut au loin, sur la route plate, assombrie par le crépuscule, un flot de gamins se mit à courir au-devant des conscrits, un groupe de parents se forma à l’entrée du village. Les neuf et le tambour étaient déjà très soûls, gueulant une chanson dans la mélancolie du soir, enrubannés de faveurs tricolores, la plupart le numéro au chapeau, piqué avec des épingles. En vue du village, ils braillèrent plus fort, et ils y entrèrent d’un pas de conquête, pour la fanfaronnade.

C’était toujours Delphin qui tenait le drapeau. Mais il le rapportait sur l’épaule, comme une loque gênante dont il ne concevait pas l’utilité. L’air défait, la face dure, lui ne chantait point, n’avait point de numéro épinglé à sa casquette. Dès qu’elle l’aperçut, la Bécu se précipita, tremblante, au risque de se faire culbuter par la bande en marche.

— Eh bien ?

Delphin, furieusement, la jeta de côté, sans ralentir son pas.

— Tu m’emmerdes !

Bécu s’était avancé, aussi étranglé que sa femme. Quand il entendit le mot de son fils, il n’en demanda pas davantage ; et, comme la mère sanglotait, il eut toutes les peines du monde à rentrer ses propres larmes, malgré sa crânerie patriotique.