Page:Emile Zola - La Terre.djvu/434

Cette page a été validée par deux contributeurs.
434
LES ROUGON-MACQUART.

frait surtout d’un sentiment de plus en plus net, éprouvé le soir de leur entrée dans la maison, le sentiment qu’il demeurait un étranger pour sa femme : un homme d’un autre pays, poussé ailleurs, on ne savait où, un homme qui ne pensait pas comme ceux de Rognes, qui lui paraissait bâti différemment, sans lien possible avec elle, bien qu’il l’eût rendue grosse. Après le mariage, exaspérée contre les Buteau, elle avait, un samedi, rapporté de Cloyes une feuille de papier timbré, afin de tout laisser par testament à son mari, car elle s’était fait expliquer comment la maison et la terre retourneraient à sa sœur, si elle mourait avant d’avoir un enfant, l’argent et les meubles entrant seuls dans la communauté ; puis, sans lui donner aucune explication à ce sujet, elle semblait s’être ravisée, la feuille était encore dans la commode, toute blanche ; et il en avait ressenti un grand chagrin secret, non qu’il fût intéressé, mais il voyait là un manque d’affection. D’ailleurs, aujourd’hui que le petit allait naître, à quoi bon un testament ? Il n’en avait pas moins le cœur gros, chaque fois qu’il ouvrait la commode et qu’il apercevait le papier timbré, devenu inutile.

Jean s’arrêta, laissa souffler son cheval. Lui-même secouait son étourdissement, dans l’air glacé. D’un lent regard, il regarda l’horizon vide, la plaine immense, où d’autres attelages, très loin, se noyaient sous le gris du ciel. Il fut surpris de reconnaître le père Fouan, qui venait de Rognes par le chemin neuf, cédant encore à quelque souvenir, à un besoin de revoir un coin de champ. Puis, il baissa la tête, il s’absorba une minute dans la vue du sillon ouvert, de la terre éventrée à ses pieds : elle était jaune et forte au fond, la motte retournée avait apporté à la lumière comme une chair rajeunie, tandis que, dessous, le fumier s’enterrait en un lit de fécondation grasse ; et ses réflexions devenaient confuses, la drôle d’idée qu’on avait eue de fouiller ainsi le sol pour manger du pain, l’ennui où il était de ne pas se sentir aimé de Françoise, d’autres choses plus vagues, sur ce qui poussait là, sur son petit qui naîtrait bientôt, sur tout le travail qu’on