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LA TERRE.

sation vive, persistante : la terre, la terre qu’il avait tant désirée, tant possédée, la terre à qui, pendant soixante ans, il avait tout donné, ses membres, son cœur, sa vie, la terre ingrate, passée aux bras d’un autre mâle, et qui continuait de produire sans lui réserver sa part ! Une grande tristesse le poignait, à cette idée qu’elle ne le connaissait plus, qu’il n’avait rien gardé d’elle, ni un sou ni une bouchée de pain, qu’il lui fallait mourir, pourrir en elle, l’indifférente qui, de ses vieux os, allait se refaire de la jeunesse. Vrai ! pour en arriver là, nu et infirme, ça ne valait guère la peine de s’être tué au travail ! Quand il avait rôdé ainsi autour de ses anciennes pièces, il se laissait tomber sur son lit, dans une telle lassitude, qu’on ne l’entendait même plus souffler.

Mais ce dernier intérêt qu’il prenait à vivre, s’en allait avec ses jambes. Bientôt, il lui devint si pénible de marcher, qu’il ne s’écarta guère du village. Par les beaux jours, il avait trois ou quatre stations préférées : les poutres devant la maréchalerie de Clou, le pont de l’Aigre, un banc de pierre près de l’école ; et il voyageait lentement de l’une à l’autre, mettant une heure pour faire deux cents mètres, tirant sur ses sabots comme sur des voitures lourdes, déhanché, déjeté, dans le roulis cassé de ses reins. Souvent, il s’oubliait l’après-midi entière au bout d’une poutre, accroupi, à boire le soleil. Une hébétude l’immobilisait, les yeux ouverts. Des gens passaient qui ne le saluaient plus, car il devenait une chose. Sa pipe même lui était une fatigue, il cessait de fumer, tant elle pesait à ses gencives, sans compter que le gros travail de la bourrer et de l’allumer, l’épuisait. Il avait l’unique désir de ne pas bouger de place, glacé, grelottant, dès qu’il remuait, sous l’ardent soleil de midi. C’était, après la volonté et l’autorité mortes, la déchéance dernière, une vieille bête souffrant, dans son abandon, la misère d’avoir vécu une existence d’homme. D’ailleurs, il ne se plaignait point, fait à cette idée du cheval fourbu, qui a servi et qu’on abat, quand il mange inutilement son avoine. Un vieux, ça ne sert à rien et ça coûte. Lui-même avait souhaité la fin de son père.