Page:Emile Zola - La Terre.djvu/418

Cette page a été validée par deux contributeurs.
418
LES ROUGON-MACQUART.

l’étouffait, il s’assit à l’écart, soufflant, réfléchissant. Sûrement que, s’il avait dit à Jésus-Christ : « Je vas me plaindre en justice, aide-moi contre Buteau », le bougre l’aurait reçu à cul ouvert ; et l’on aurait fait une sacrée noce, le soir. Du coin où il était, il flairait justement une ripaille, quelque soûlerie qui durait depuis le matin. Attiré, le ventre creux, il s’approcha, il reconnut la voix de Canon, sentit l’odeur des haricots rouges à l’étuvée, que la Trouille cuisinait si bien, quand son père voulait fêter une apparition du camarade. Pourquoi ne serait-il pas entré godailler avec les deux chenapans, qu’il écoutait brailler dans la fumée des pipes, bien au chaud, tellement soûls, qu’il les jalousait ? Une brusque détonation de Jésus-Christ lui alla au cœur, il avançait la main vers la porte, lorsque le rire aigu de la Trouille le paralysa. C’était la Trouille maintenant qui l’épouvantait, il la revoyait toujours, maigre, en chemise, se jetant sur lui avec sa nudité de couleuvre, le fouillant, le mangeant. Et, alors, à quoi bon, si le père l’aidait à ravoir ses papiers ? la fille serait là pour les lui reprendre sous la peau. Tout d’un coup, la porte s’ouvrit, la gueuse venait jeter un regard dehors, ayant flairé quelqu’un. Il n’avait eu que le temps de se jeter derrière les buissons, il se sauva, en distinguant, dans la nuit tombante, ses yeux verts qui luisaient.

Lorsque Fouan fut en plaine, sur le plateau, il éprouva une sorte de soulagement, sauvé des autres, heureux d’être seul et d’en crever. Longtemps, il rôda au hasard. La nuit s’était faite, le vent glacé le flagellait. Parfois, à certains grands souffles, il devait tourner le dos, l’haleine coupée, sa tête nue hérissée de ses rares cheveux blancs. Six heures sonnèrent, tout le monde mangeait dans Rognes ; et il avait une faiblesse des membres, qui ralentissait sa marche. Entre deux bourrasques, une averse tomba, drue, cinglante. Il fut trempé, marcha encore, en reçut deux autres. Et, sans savoir comment, il se trouva sur la place de l’Église, devant l’antique maison patrimoniale des Fouan, celle que Françoise et Jean occupaient à cette heure. Non ! il ne pouvait s’y réfugier, on l’avait aussi