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LA TERRE.

s’engagea, car Buteau voulait que la ligne fût tirée parallèlement au vallon de l’Aigre, de façon que son champ restât soudé à son lot, quel qu’il fût ; tandis que la tante exigeait que la division fût faite perpendiculairement, dans l’unique but de le contrarier. Elle l’emporta, il serra les poings, étranglé de fureur contenue.

— Alors, nom de Dieu ! si je tombe sur le premier lot, je serai coupé en deux, j’aurai ça d’un côté et mon champ de l’autre ?

— Dame ! mon petit, c’est à toi de tirer le lot qui t’arrange.

Il y avait un mois que Buteau ne décolérait pas. D’abord, la fille lui échappait ; il était malade de désir rentré, depuis qu’il ne lui prenait plus la chair à poignées sous la jupe, avec l’espoir obstiné de l’avoir toute un jour ; et, après le mariage, l’idée que l’autre la tenait dans son lit, s’en donnait sur elle tant qu’il voulait, avait achevé de lui allumer le sang du corps. Puis, maintenant, c’était la terre que l’autre lui retirait des bras pour la posséder, elle aussi. Autant lui couper un membre. La fille encore, ça se retrouvait ; mais la terre, une terre qu’il regardait comme sienne, qu’il s’était juré de ne jamais rendre ! Il voyait rouge, cherchait des moyens, rêvait confusément des violences, des assassinats, que la terreur des gendarmes l’empêchait seule de commettre.

Enfin, un rendez-vous fut pris chez M. Baillehache, où Buteau et Lise se retrouvèrent pour la première fois en face de Françoise et de Jean, que la Grande avait accompagnés par plaisir, sous le prétexte d’empêcher les choses de tourner au vilain. Ils entrèrent tous les cinq, raides, silencieux, dans le cabinet. Les Buteau s’assirent à droite. Jean, à gauche, resta debout derrière Françoise, comme pour dire qu’il n’en était pas, qu’il venait simplement autoriser sa femme. Et la tante prit place au milieu, maigre et haute, tournant ses yeux ronds et son nez de proie sur les uns, puis sur les autres, satisfaite. Les deux sœurs n’avaient même pas semblé se connaître, sans un mot, sans un regard, le visage dur. Il n’y eut qu’un coup d’œil