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LES ROUGON-MACQUART.

contraire toutes ses dents, des mâchoires à vivre de cailloux. Elle marchait le bâton levé, ne sortait jamais sans sa canne d’épine, dont elle se servait uniquement pour taper sur les bêtes et le monde. Restée veuve de bonne heure avec une fille, elle l’avait chassée, parce que la gueuse s’était obstinée à épouser contre son gré un garçon pauvre, Vincent Bouteroue ; et, même, maintenant que cette fille et son mari étaient morts de misère, en lui léguant une petite-fille et un petit-fils, Palmyre et Hilarion, âgés déjà, l’une de trente-deux ans, l’autre de vingt-quatre, elle n’avait pas pardonné, elle les laissait crever la faim, sans vouloir qu’on lui rappelât leur existence. Depuis la mort de son homme, elle dirigeait en personne la culture de ses terres, avait trois vaches, un cochon et un valet, qu’elle nourrissait à l’auge commune, obéie par tous dans un aplatissement de terreur.

Fouan, en la voyant sur sa porte, s’était approché, par égard. Elle était son aînée de dix ans, il avait pour sa dureté, son avarice, son entêtement à posséder et à vivre, la déférence et l’admiration du village tout entier.

— Justement, la Grande, je voulais t’annoncer la chose, dit-il. Je me suis décidé, je vais là-haut pour le partage.

Elle ne répondit pas, serra son bâton, qu’elle brandissait.

— L’autre soir, j’ai encore voulu te demander conseil ; mais j’ai cogné, personne n’a répondu.

Alors, elle éclata de sa voix aigre.

— Imbécile !… Je te l’ai donné, conseil ! Faut être bête et lâche pour renoncer à son bien, tant qu’on est debout. On m’aurait saignée, moi, que j’aurais dit non sous le couteau… Voir aux autres ce qui est à soi, se mettre à la porte pour ces gueux d’enfants, ah ! non, ah ! non !

— Mais, objecta Fouan, quand on ne peut plus cultiver, quand la terre souffre…

— Eh bien, elle souffre !… Plutôt que d’en lâcher un setier, j’irais tous les matins y regarder pousser les chardons !

Elle se redressait, de son air sauvage de vieux vautour