Page:Emile Zola - La Terre.djvu/294

Cette page a été validée par deux contributeurs.
294
LES ROUGON-MACQUART.

francs sans les gêner ! Et elle disparut, raide et muette.

— Tu es donc avec quelqu’un ? demanda le père à Nénesse.

Il avait aperçu une ombre à la porte. Il s’avança, et reconnaissant le garçon resté dehors :

— Tiens ! c’est Delphin… Entre donc, mon brave !

Delphin se risqua, saluant, s’excusant. Lui, était en cotte et en blouse bleues, chaussé de ses gros souliers de labour, sans cravate, la peau déjà cuite par le travail au grand soleil.

— Et toi, reprit Delhomme qui le tenait en grande estime, est-ce que tu vas partir aussi pour Chartres, un de ces jours ?

Delphin écarquilla les yeux ; puis, violemment :

— Ah ! nom de Dieu, non ! J’y claquerais, dans leur ville !

Le père eut, sur son garçon, un regard oblique, tandis que l’autre continuait, venant au secours du camarade :

— Bon pour Nénesse d’aller là-bas, lui qui porte la toilette et qui joue du piston !

Delhomme sourit, car le talent de son fils sur le piston le gonflait d’orgueil. Fanny, d’ailleurs, revenait, la main pleine de pièces de quarante sous, et elle en compta dix, longuement, dans celle de Nénesse, des pièces toutes blanches d’être restées sous un tas de blé. Elle ne se fiait point à son armoire, elle cachait ainsi son argent, par petites sommes, au fond de tous les coins de la maison, dans le grain, dans le charbon, dans le sable ; si bien que, lorsqu’elle payait, son argent était tantôt d’une couleur, tantôt d’une autre, blanc, noir ou jaune.

— Ça va tout de même, dit Nénesse pour remerciement. Viens-tu, Delphin ?

Et les deux gaillards filèrent, on entendit leurs rires qui s’éloignaient.

Jean alors vida son verre, en voyant le père Fouan, qui ne s’était pas retourné pendant la scène, quitter la fenêtre et sortir dans la cour. Il prit congé, il retrouva le vieux debout, au milieu de la nuit noire.