Page:Emile Zola - La Terre.djvu/228

Cette page a été validée par deux contributeurs.
228
LES ROUGON-MACQUART.

saladier. Ce bougre de Jésus-Christ tint alors la salle entière, en remuant le punch, les coudes hauts, sa face rouge allumée par les flammes, qui achevaient de surchauffer l’air, le brouillard opaque des lampes et des pipes. Mais Buteau, que la vue de l’argent avait exaspéré, éclata tout d’un coup.

— Grand cochon, tu n’as pas honte de boire ainsi l’argent que tu voles à notre père !

L’autre le prit à la rigolade.

— Ah ! tu causes, Cadet !… C’est donc que tu es à jeun, pour dire des couillonnades pareilles !

— Je dis que tu es un salop, que tu finiras au bagne… D’abord, c’est toi qui as fait mourir notre mère de chagrin…

L’ivrogne tapa sa cuiller, déchaîna une tempête de feu dans le saladier, en étouffant de rire.

— Bon, bon, va toujours… C’est moi pour sûr, si ce n’est pas toi.

— Et je dis encore que des mangeurs de ton espèce, ça ne mérite pas que le blé pousse… Quand on pense que notre terre, oui ! toute cette terre que nos vieux ont eu tant de peine à nous laisser, tu l’as engagée, fichue à d’autres !… Sale canaille, qu’as-tu fait de la terre ?

Du coup, Jésus-Christ s’anima. Son punch s’éteignait, il se carra, se renversa sur sa chaise, en voyant que tous les buveurs se taisaient et écoutaient, pour juger.

— La terre, gueula-t-il, mais elle se fout de toi, la terre ! Tu es son esclave, elle te prend ton plaisir, tes forces, ta vie, imbécile ! et elle ne te fait seulement pas riche !… Tandis que moi, qui la méprise, les bras croisés, qui me contente de lui allonger des coups de botte, eh bien ! moi, tu vois, je suis rentier, je m’arrose !… Ah ! bougre de jeanjean !

Les paysans rirent encore, pendant que Buteau, surpris par la rudesse de cette attaque, se contentait de bégayer :

— Propre à rien ! gâcheur de besogne, qui ne travaille pas et qui s’en vante !

— La terre, en voilà une blague ! continua Jésus-Christ,