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LA TERRE.

brouillard rose s’envolait. À mesure que montait le soleil, dans l’air limpide, une brise soufflait par grandes haleines régulières, creusant les champs d’une houle, qui partait de l’horizon, se prolongeait, allait mourir à l’autre bout. Un vacillement pâlissait les teintes, des moires de vieil or couraient le long des blés, les avoines bleuissaient, tandis que les seigles frémissants avaient des reflets violâtres. Continuellement, une ondulation succédait à une autre, l’éternel flux battait sous le vent du large. Quand le soir tombait, des façades lointaines, vivement éclairées, étaient comme des voiles blanches, des clochers émergeant plantaient des mâts, derrière des plis de terrain. Il faisait froid, les ténèbres élargissaient cette sensation humide et murmurante de pleine mer, un bois lointain s’évanouissait, pareil à la tache perdue d’un continent.

Buteau, par les mauvais temps, la regarda aussi, cette Beauce ouverte à ses pieds, de même que le pêcheur regarde de sa falaise la mer démontée, où la tempête lui vole son pain. Il y vit un violent orage, une nuée noire qui la plomba d’un reflet livide, des éclairs rouges brûlant à la pointe des herbes, dans des éclats de foudre. Il y vit une trombe d’eau venir de plus de six lieues, d’abord un mince nuage fauve, tordu comme une corde, puis une masse hurlante accourant d’un galop de monstre, puis, derrière, l’éventrement des récoltes, un sillage de trois kilomètres de largeur, tout piétiné, brisé, rasé. Ses pièces n’avaient pas souffert, il plaignait le désastre des autres, avec des ricanements de joie intime. Et, à mesure que le blé montait, son plaisir grandissait. Déjà, l’îlot gris d’un village avait disparu à l’horizon, derrière le niveau croissant des verdures. Il ne restait que les toitures de la Borderie, qui, à leur tour, furent submergées. Un moulin, avec ses ailes, demeura seul, ainsi qu’une épave. Partout du blé, la mer de blé envahissante, débordante, couvrant la terre de son immensité verte.

— Ah ! nom de Dieu ! disait-il chaque soir en se mettant à table, si l’été n’est pas trop sec, nous aurons du pain toujours !