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LES ROUGON-MACQUART.

amender un hectare ! Ils n’ont plus confiance, les pères tournent dans leur routine comme des bêtes fourbues, les filles et les garçons n’ont que le rêve de lâcher les vaches, de se décrasser du labour pour filer à la ville… Mais le pis est que l’instruction, vous savez ! la fameuse instruction qui devait sauver tout, active cette émigration, cette dépopulation des campagnes, en donnant aux enfants une vanité sotte et le goût du faux bien-être… À Rognes, tenez ! ils ont un instituteur, ce Lequeu, un gaillard échappé à la charrue, dévoré de rancune contre la terre qu’il a failli cultiver. Eh bien ! comment voulez-vous qu’il fasse aimer leur condition à ses élèves, lorsque tous les jours il les traite de sauvages, de brutes, et les renvoie au fumier paternel, avec le mépris d’un lettré ?… Le remède, mon Dieu ! le remède, ce serait assurément d’avoir d’autres écoles, un enseignement pratique, des cours gradués d’agriculture… Voilà, monsieur le député, un fait que je vous signale. Insistez là-dessus, le salut est peut-être dans ces écoles, s’il en est temps encore.

M. de Chédeville, distrait, plein de malaise sous cette masse violente de documents, se hâta de répondre :

— Sans doute, sans doute.

Et, comme la servante apportait le dessert, un fromage gras et des fruits, en laissant grande ouverte la porte de la cuisine, il aperçut le joli profil de Jacqueline, il se pencha, cligna des yeux, s’agita pour attirer l’attention de l’aimable personne ; puis, il reprit de sa voix flûtée d’ancien conquérant :

— Mais vous ne me parlez pas de la petite propriété ?

Il exprimait les idées courantes : la petite propriété créée en 89, favorisée par le code, appelée à régénérer l’agriculture ; enfin, tout le monde propriétaire, chacun mettant son intelligence et sa force à cultiver sa parcelle.

— Laissez-moi donc tranquille ! déclara Hourdequin. D’abord, la petite propriété existait avant 89, et dans une proportion presque aussi grande. Ensuite, il y a beaucoup à dire sur le morcellement, du bien et du mal.

De nouveau, les coudes sur la table, mangeant des