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comme brisées de lassitude. Et, longuement, il parla à demi-voix dans une sorte de confession involontaire.

— Gundermann avait raison, décidément : ça ne vaut rien, la fièvre, à la Bourse… Ah ! le gredin, est-il heureux, lui, de n’avoir plus ni sang, ni nerfs, de ne plus pouvoir coucher avec une femme, ni boire une bouteille de bourgogne ! Je crois d’ailleurs qu’il a toujours été comme ça, ses veines charrient de la glace… Moi, je suis trop passionné, c’est évident. La raison de ma défaite n’est pas ailleurs, voilà pourquoi je me suis si souvent cassé les reins. Et il faut ajouter que, si ma passion me tue, c’est aussi ma passion qui me fait vivre. Oui, elle m’emporte, elle me grandit, me pousse très haut, et puis elle m’abat, elle détruit d’un coup toute son œuvre. Jouir n’est peut-être que se dévorer… Certainement, quand je songe à ces quatre ans de lutte, je vois bien tout ce qui m’a trahi, c’est tout ce que j’ai désiré, tout ce que j’ai possédé… Ça doit être incurable, ça. Je suis fichu. 

Alors, une colère le souleva contre son vainqueur.

— Ah ! ce Gundermann, ce sale juif, qui triomphe parce qu’il est sans désirs !… C’est bien la juiverie entière, cet obstiné et froid conquérant, en marche pour la souveraine royauté du monde, au milieu des peuples achetés un à un par la toute-puissance de l’or. Voilà des siècles que la race nous envahit et triomphe, malgré les coups de pied au derrière et les crachats. Lui a déjà un milliard, il en aura deux, il en aura dix, il en aura cent, il sera un jour le maître de la terre… Je m’entête depuis des années à crier cela sur les toits, personne n’a l’air de m’écouter, on croit que c’est un simple dépit d’homme de Bourse, lorsque c’est le cri même de mon sang. Oui, la haine du juif, je l’ai dans la peau, oh ! de très loin, aux racines mêmes de mon être !

— Quelle singulière chose ! murmura tranquillement madame Caroline, avec son vaste savoir, sa tolérance universelle. Pour moi, les juifs, ce sont des hommes comme les autres. S’ils sont à part, c’est qu’on les y a mis.