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payer ses différences, jusqu’au jour où la baisse fatale lui donnerait la victoire.

Et l’on causait, on calculait les sommes considérables qu’il devait déjà avoir englouties, à faire avancer ainsi, le 15 et le 30 de chaque mois, pareils à des rangées de soldats que les boulets emportent, des sacs d’écus qui fondaient au feu de la spéculation. Jamais encore, il n’avait subi, en Bourse, une si rude attaque à sa puissance, qu’il y voulait souveraine, indiscutable ; car, s’il était, comme il aimait à le répéter, un simple marchand d’argent, et non un joueur, il avait la nette conscience que, pour rester ce marchand, le premier du monde, disposant de la fortune publique, il lui fallait être le maître absolu du marché ; et il se battait, non pour le gain immédiat, mais pour sa royauté elle-même, pour sa vie. De là, l’obstination froide, la farouche grandeur de la lutte. On le rencontrait sur les boulevards, le long de la rue Vivienne, avec sa face blême et impassible, son pas de vieillard épuisé, sans que rien en lui décelât la moindre inquiétude. Il ne croyait qu’à la logique. Au dessus du cours de deux mille francs, la folie commençait pour les actions de l’Universelle ; à trois mille, c’était la démence pure, elles devaient retomber, comme la pierre lancée en l’air retombe forcément ; et il attendait. Irait-il jusqu’au bout de son milliard ? On frémissait d’admiration autour de Gundermann, du désir aussi de le voir enfin dévorer ; tandis que Saccard, qui soulevait un enthousiasme plus tumultueux, avait pour lui les femmes, les salons, tout le beau monde des joueurs, lesquels empochaient de si belles différences, depuis qu’ils battaient monnaie avec leur foi, en trafiquant sur le mont Carmel et sur Jérusalem. La ruine prochaine de la haute banque juive était décrétée, le catholicisme allait avoir l’empire de l’argent, comme il avait eu celui des âmes. Seulement, si ses troupes gagnaient gros, Saccard se trouvait à bout d’argent, vidant ses caisses pour ses continuels achats. De deux cents millions disponibles, près des deux tiers venaient d’être ainsi immobilisés : c’était la prospérité trop grande, le triomphe