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LES ROUGON-MACQUART.

dans la boue noire de Paris. Cependant, Bourras parlait d’une voix plus sourde, comme ralentie par la montée rude de la rue Blanche.

— Moi, j’ai mon compte… Mais je le tiens tout de même et je ne le lâche pas. Il a encore perdu en appel. Ah ! ça m’a coûté bon : près de deux ans de procès, et les avoués, et les avocats ! N’importe, il ne passera pas sous ma boutique, les juges ont décidé qu’un tel travail n’avait point le caractère d’une réparation motivée. Quand on pense qu’il parlait de créer, là-dessous, un salon de lumières, pour juger la couleur des étoffes au gaz, une pièce souterraine qui aurait relié la bonneterie à la draperie ! Et il ne dérage plus, il ne peut avaler qu’un vieux démoli de mon espèce lui barre la route, quand tout le monde est à genoux devant son argent… Jamais ! je ne veux pas ! c’est bien entendu. Possible que je reste sur le carreau. Depuis que j’ai à me battre contre les huissiers, je sais que le gredin recherche mes créances, histoire sans doute de me jouer un vilain tour. Ça ne fait rien, il dit oui, je dis non, et je dirai non toujours, tonnerre de Dieu ! même lorsque je serai cloué entre quatre planches, comme la petite qui s’en va, là-bas.

Quand on arriva au boulevard de Clichy, la voiture roula plus vite, on entendit l’essoufflement du monde, la hâte inconsciente du cortège, pressé d’en finir. Ce que Bourras ne disait pas nettement, c’était la misère noire où il était tombé, la tête perdue dans les tracas du petit boutiquier qui sombre et qui s’entête pour durer, sous la grêle des protêts. Denise, au courant de sa situation, rompit enfin le silence, en murmurant d’une voix de prière :

— Monsieur Bourras, ne faites pas le méchant davantage… Laissez-moi arranger les choses.

Il l’interrompit d’un geste violent.

— Taisez-vous, ça ne regarde personne… Vous êtes une bonne petite fille, je sais que vous lui rendez la vie