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LES ROUGON-MACQUART.

Ses larmes coulaient de nouveau, il tâchait d’affermir sa voix.

— Car, enfin, je connais mon lot, dans l’existence. Ce n’est pas maintenant que la chance peut tourner. Battu là-bas, battu à Paris, battu partout. Voici quatre ans que je suis ici, et je reste le dernier du rayon… Alors, je voulais vous dire de ne pas avoir de la peine à cause de moi. Je ne vous ennuierai plus. Tâchez d’être heureuse, aimez-en un autre ; oui, ça me fera plaisir. Si vous êtes heureuse, je serai heureux… Ce sera mon bonheur.

Il ne put continuer. Comme pour sceller sa promesse, il avait posé les lèvres sur la main de la jeune fille, qu’il baisait d’un humble baiser d’esclave. Elle était très touchée, elle dit simplement, avec une fraternité attendrie, qui atténuait la pitié des mots :

— Mon pauvre garçon !

Mais ils tressaillirent, ils se tournèrent. Mouret était devant eux.

Depuis dix minutes, Jouve cherchait le directeur dans les magasins. Celui-ci se trouvait sur les chantiers de la nouvelle façade, rue du Dix-Décembre. Tous les jours, il y passait de longues heures, il tentait de s’intéresser à ces travaux, dont il avait si longtemps rêvé. C’était son refuge contre ses tourments, au milieu des maçons établissant les piles d’angle en pierres de taille, et des serruriers posant les fers des grandes charpentes. Déjà, la façade, sortie du sol, indiquait le vaste porche, les baies du premier étage, un développement de palais à l’état d’ébauche. Il montait aux échelles, discutait avec l’architecte l’ornementation qui devait être tout à fait neuve, enjambait les fers et les briques, descendait jusque dans les caves ; et le ronflement de la machine à vapeur, le tic tac des treuils, le tapage des marteaux, la clameur de ce peuple d’ouvriers, au travers de cette grande cage entourée de planches sonores, arrivaient à l’étourdir un