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AU BONHEUR DES DAMES.

recommençait, pendant qu’elle se dressait plus dominatrice, le reprenant tout entier, pour le posséder à elle seule, durant les heures solitaires et ardentes de la nuit. Et, le lendemain, la même journée recommençait, ces journées si actives, si pleines d’un colossal labeur, que l’ombre fluette d’une enfant suffisait à ravager d’angoisse.

Mais c’était surtout pendant son inspection quotidienne des magasins, qu’il sentait sa misère. Avoir bâti cette machine géante, régner sur un pareil monde, et agoniser de douleur, parce qu’une petite fille ne veut pas de vous ! Il se méprisait, il traînait la fièvre et la honte de son mal. Certains jours, le dégoût le prenait de sa puissance, il ne lui venait que des nausées, d’un bout à l’autre des galeries. D’autres fois, il aurait voulu étendre son empire, le faire si grand, qu’elle se serait livrée peut-être, d’admiration et de peur.

D’abord, en bas, dans les sous-sols, il s’arrêtait devant la glissoire. Elle se trouvait toujours rue Neuve-Saint-Augustin ; mais on avait dû l’élargir, elle avait maintenant un lit de fleuve, où le continuel flot des marchandises roulait avec la voix haute des grandes eaux ; c’étaient des arrivages du monde entier, des files de camions venus de toutes les gares, un déchargement sans arrêt, un ruissellement de caisses et de ballots coulant sous terre, bu par la maison insatiable. Il regardait ce torrent tomber chez lui, il songeait qu’il était un des maîtres de la fortune publique, qu’il tenait dans ses mains le sort de la fabrication française, et qu’il ne pouvait acheter le baiser d’une de ses vendeuses.

Puis, il passait au service de la réception, qui occupait à cette heure la partie des sous-sols en bordure sur la rue Monsigny. Vingt tables s’y allongeaient, dans la clarté pâle des soupiraux ; tout un peuple de commis s’y bousculait, vidant les caisses, vérifiant les marchandises,