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LES ROUGON-MACQUART.

— Et pour qui ? reprenait Denise, pour une rien du tout !… Mais vous ignorez donc qui vous aimez ? Je n’ai pas voulu vous chagriner jusqu’à présent, j’ai évité souvent de répondre à vos continuelles questions… Eh bien ! oui, elle va avec tout le monde, elle se moque de vous, jamais vous ne l’aurez, ou bien vous l’aurez comme les autres, une fois, en passant.

Très pâle, il l’écoutait ; et, à chacune des phrases qu’elle lui jetait à la face, entre ses dents serrées, il avait un petit tremblement des lèvres. Elle, prise de cruauté, cédait à un emportement dont elle n’avait pas conscience.

— Enfin, dit-elle dans un dernier cri, elle est avec monsieur Mouret, si vous voulez le savoir !

Sa voix s’était étranglée, elle devint plus pâle que lui. Tous deux se regardèrent.

Puis, il bégaya :

— Je l’aime.

Alors, Denise fut honteuse. Pourquoi parlait-elle ainsi à ce garçon et qu’avait-elle à se passionner ? Elle resta muette, le simple mot qu’il venait de répondre lui retentissait dans le cœur, avec un lointain bruit de cloche, dont elle était assourdie. « Je l’aime, je l’aime, » et cela s’élargissait : il avait raison, il ne pouvait en épouser une autre.

Comme elle se tournait, elle aperçut Geneviève, sur le seuil de la salle à manger.

— Taisez-vous ! dit-elle rapidement.

Mais il était trop tard, Geneviève devait avoir entendu. Elle n’avait plus de sang au visage. Justement, une cliente poussait la porte, madame Bourdelais, une des dernières fidèles du Vieil Elbeuf, où elle trouvait des articles solides ; depuis longtemps, madame de Boves avait suivi la mode, en passant au Bonheur ; madame Marty elle-même ne venait plus, conquise tout entière par les séductions des étalages d’en face. Et Geneviève