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AU BONHEUR DES DAMES.

machines sifflaient continuellement, la clameur toujours aussi haute semblait soulever et semer le plâtre. Alors, les Baudu, exaspérés, durent même renoncer à fermer les yeux ; ils étaient secoués dans leur alcôve, les bruits se changeaient en cauchemars, dès que la fatigue les engourdissait. Puis, s’ils se levaient pieds nus, pour calmer leur fièvre, et s’ils venaient soulever un rideau, ils restaient effrayés devant la vision du Bonheur des Dames flambant au fond des ténèbres, comme une forge colossale, où se forgeait leur ruine. Au milieu des murs, à moitié construits, troués de baies vides, les lampes électriques jetaient de larges rayons bleus, d’une intensité aveuglante. Deux heures du matin sonnaient, puis trois heures, puis quatre heures. Et, dans le sommeil pénible du quartier, le chantier agrandi par cette clarté lunaire, devenu colossal et fantastique, grouillait d’ombres noires, d’ouvriers retentissants, dont les profils gesticulaient, sur la blancheur crue des murailles neuves.

L’oncle Baudu l’avait dit, le petit commerce des rues voisines recevait encore un coup terrible. Chaque fois que le Bonheur des Dames créait des rayons nouveaux, c’étaient de nouveaux écroulements, chez les boutiquiers des alentours. Le désastre s’élargissait, on entendait craquer les plus vieilles maisons. Mademoiselle Tatin, la lingère du passage Choiseul, venait d’être déclarée en faillite ; Quinette, le gantier, en avait à peine pour six mois ; les fourreurs Vanpouille étaient obligés de sous-louer une partie de leurs magasins ; si Bédoré et sœur, les bonnetiers, tenaient toujours, rue Gaillon, ils mangeaient évidemment les rentes amassées jadis. Et voilà que, maintenant, d’autres ruines allaient s’ajouter à ces ruines prévues depuis longtemps : le rayon d’articles de Paris menaçait un bimbelotier de la rue Saint-Roch, Deslignières, un gros homme sanguin ; tandis que le rayon des meubles atteignait les Piot et Rivoire, dont