Page:Emile Zola - Au bonheur des dames.djvu/233

Cette page a été validée par deux contributeurs.
233
AU BONHEUR DES DAMES.

cent au moins sur leurs articles de catalogue, quand on les compare à nos prix… C’est ce qui tue le petit commerce.

Il était dans une heure de découragement. Sa femme, inquiète, le regardait d’un air tendre. Elle ne mordait point aux affaires, la tête cassée par tous ces chiffres, ne comprenant pas qu’on se donnât un pareil souci, lorsqu’il était si facile de rire et de s’aimer. Pourtant, il suffisait que son mari voulût vaincre : elle se passionnait avec lui, serait morte à son comptoir.

— Mais pourquoi tous les fabricants ne s’entendent-ils pas ensemble ? reprit violemment Robineau. Ils leur feraient la loi, au lieu de la subir.

Gaujean, qui avait redemandé une tranche de gigot, mâchait, avec lenteur.

— Ah ! pourquoi, pourquoi… Il faut que les métiers travaillent, je vous l’ai dit. Quand on a des tissages un peu partout, aux environs de Lyon, dans le Gard, dans l’Isère, on ne peut chômer un jour, sans des pertes énormes… Puis, nous autres qui employons parfois des façonniers ayant dix ou quinze métiers, nous sommes davantage maîtres de la production, au point de vue du stock ; tandis que les grands fabricants se trouvent obligés d’avoir de continuels débouchés, les plus larges et les plus rapides possible… Aussi sont-ils à genoux devant les grands magasins. J’en connais trois ou quatre qui se les disputent, qui consentent à perdre pour obtenir leurs ordres. Et ils se rattrapent avec les petites maisons comme la vôtre. Oui, s’ils existent par eux, ils gagnent par vous… La crise finira Dieu sait comment !

— C’est odieux ! conclut Robineau, que ce cri de colère soulagea.

Denise écoutait, en silence. Elle était secrètement pour les grands magasins, dans son amour instinctif de la logique et de la vie. On se taisait, on mangeait des