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LES ROUGON-MACQUART.

premiers jours, elle n’osait lever la tête, gênée de le sentir autour d’elle, avec sa crinière de vieux lion, son nez crochu et ses yeux perçants, sous les touffes raides de ses sourcils. Il avait la voix dure, les gestes fous, et les mères du quartier terrifiaient leurs marmots en menaçant de l’envoyer chercher, comme on envoie chercher les gendarmes. Cependant, les gamins ne passaient jamais devant sa porte, sans lui crier quelque vilenie, qu’il ne semblait même pas entendre. Toute sa colère de maniaque s’exhalait contre les misérables qui déshonoraient son métier, en vendant du bon marché, de la camelote, des articles dont les chiens, disait-il, n’auraient pas voulu se servir.

Denise tremblait, quand il lui criait furieusement :

— L’art est fichu, entendez-vous !… Il n’y a plus un manche propre. On fait des bâtons, mais des manches, c’est fini !… Trouvez-moi un manche, et je vous donne vingt francs !

C’était son orgueil d’artiste, pas un ouvrier à Paris n’était capable d’établir un manche pareil aux siens, léger et solide. Il en sculptait surtout la pomme avec une fantaisie charmante, renouvelant toujours les sujets, des fleurs, des fruits, des animaux, des têtes, traités d’une façon vivante et libre. Un canif lui suffisait, on le voyait les journées entières, le nez chaussé de besicles, fouillant le buis ou l’ébène.

— Un tas d’ignorants, disait-il, qui se contentent de coller de la soie sur des baleines ! Ils achètent leurs manches à la grosse, des manches tout fabriqués… Et ça vend ce que ça veut ! Entendez-vous, l’art est fichu !

Denise, enfin, se rassura. Il avait voulu que Pépé descendît jouer dans la boutique, car il adorait les enfants. Quand le petit marchait à quatre pattes, on ne pouvait plus remuer, elle au fond de son coin faisant des raccommodages, lui, devant la vitrine creusant le bois, à