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AU BONHEUR DES DAMES.

En effet, Robineau, qui rentrait, passait et saluait ces messieurs, en se rendant à sa table.

Mouret se contenta de répéter :

— C’est bon, nous verrons cela.

Ils partirent. Hutin et Favier les attendaient toujours. Lorsqu’ils ne les virent pas reparaître, ils se soulagèrent. Est-ce que la direction, maintenant, descendrait ainsi à chaque repas compter leurs bouchées ? Ce serait gai, si l’on ne pouvait même plus être libre en mangeant ! La vérité était qu’ils venaient de voir rentrer Robineau, et que la belle humeur du patron les inquiétait sur l’issue de la lutte engagée par eux. Ils baissèrent la voix, ils cherchèrent des vexations nouvelles.

— Mais je meurs ! continua Hutin tout haut. On a encore plus faim en sortant de table !

Pourtant, il avait mangé deux parts de confiture, la sienne et celle qu’il avait échangée contre sa portion de riz. Tout d’un coup, il cria :

— Zut ! je me fends d’un supplément !… Victor, une troisième confiture !

Le garçon achevait de servir les desserts. Ensuite, il apporta le café ; et ceux qui en prenaient, lui donnaient tout de suite leurs trois sous. Quelques vendeurs s’en étaient allés, flânant le long du corridor, cherchant les coins noirs pour fumer une cigarette. Les autres restaient alanguis, devant la table encombrée de vaisselle grasse. Ils roulaient des boulettes de mie de pain, revenaient sur les mêmes histoires, dans l’odeur de graillon, qu’ils ne sentaient plus, et dans la chaleur d’étuve, qui leur rougissait les oreilles. Les murs suaient, une asphyxie lente tombait de la voûte moisie. Adossé contre le mur, Deloche, bourré de pain, digérait en silence, les yeux levés sur le soupirail ; et sa récréation, tous les jours, après le déjeuner, était de regarder ainsi les pieds des passants qui filaient vite au ras du trottoir, des pieds coupés aux che-