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LES ROUGON-MACQUART.

ner à Paris, pour finir leur journée dans un théâtre. Mais, sur le désir de Denise, ils décidèrent qu’on resterait à Joinville ; ce serait drôle, on se donnerait de la campagne par-dessus la tête. Et, toute l’après-midi, ils battirent les champs. Un instant, l’idée d’une promenade en canot fut discutée ; puis, ils l’abandonnèrent, Baugé ramait trop mal. Mais leur flânerie, au hasard des sentiers, revenait quand même le long de la Marne ; ils s’intéressaient à la vie de la rivière, aux escadres d’yoles et de norvégiennes, aux équipes de canotiers qui la peuplaient. Le soleil baissait, ils retournaient vers Joinville, lorsque deux yoles, descendant le courant et luttant de vitesse, échangèrent des bordées d’injures, où dominaient les cris répétés de « caboulots » et de « calicots ».

— Tiens ! dit Pauline, c’est monsieur Hutin.

— Oui, reprit Baugé, qui étendait la main devant le soleil, je reconnais l’yole d’acajou… L’autre yole doit être montée par une équipe d’étudiants.

Et il expliqua la vieille haine qui mettait souvent aux prises la jeunesse des écoles et les employés de commerce. Denise, en entendant prononcer le nom de Hutin, s’était arrêtée ; et, les yeux fixes, elle suivait la mince embarcation, elle cherchait le jeune homme parmi les rameurs, sans distinguer autre chose que les taches blanches de deux femmes, dont l’une, assise à la barre, avait un chapeau rouge. Les voix se perdirent au milieu du grand ruissellement de la rivière.

— À l’eau, les caboulots !

— Les calicots, à l’eau, à l’eau !

Le soir, on retourna au restaurant de l’île. Mais l’air était devenu trop vif, il fallut manger dans une des deux salles fermées, où l’humidité de l’hiver trempait encore les nappes d’une fraîcheur de lessive. Dès six heures, les tables manquèrent, les promeneurs se hâtaient, cherchaient un coin ; et les garçons apportaient toujours des