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LES ROUGON-MACQUART.

ment, pour que sa voisine ne fût pas surprise par madame Cabin, qui veillait à la stricte observation du règlement.

— Elle était là ? demanda-t-elle en refermant la porte.

— Qui ? madame Cabin ? dit Pauline. Oh ! ce n’est pas d’elle que j’ai peur… Avec cent sous !

Puis elle ajouta :

— Voici longtemps que je veux causer. En bas, on ne peut jamais… Puis, vous m’avez eu l’air si triste, ce soir, à table !

Denise la remerciait, la priait de s’asseoir, touchée de son air bonne fille. Mais, dans le trouble où cette visite imprévue la mettait, elle n’avait pas lâché le soulier qu’elle était en train de recoudre ; et les yeux de Pauline tombèrent sur ce soulier. Elle hocha la tête, regarda autour d’elle, aperçut les manches et le col dans la cuvette.

— Ma pauvre enfant, je m’en doutais, reprit-elle. Allez ! je connais ça. Dans les premiers temps, quand je suis arrivée de Chartres, et que le père Cugnot ne m’envoyait pas un sou, j’en ai lavé de ces chemises ! Oui, oui, jusqu’à mes chemises ! J’en avais deux, vous en auriez toujours trouvé une qui trempait.

Elle s’était assise, essoufflée d’avoir couru. Sa large face, aux petits yeux vifs, à la grande bouche tendre, avait une grâce, sous l’épaisseur des traits. Et, sans transition, tout d’un coup, elle conta son histoire : sa jeunesse au moulin, le père Cugnot ruiné par un procès, et qui l’avait envoyée à Paris faire fortune, avec vingt francs dans la poche ; ensuite, ses débuts comme vendeuse, d’abord au fond d’un magasin des Batignolles, puis au Bonheur des Dames, de terribles débuts, toutes les blessures et toutes les privations ; enfin, sa vie actuelle, les deux cents francs qu’elle gagnait par mois, les plaisirs qu’elle prenait, l’insouciance où elle laissait couler ses jour-