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plantureuse des époques classiques. Je suis de mon âge.

Je me plais à considérer une œuvre d’art comme un fait isolé qui se produit, à l’étudier comme un cas curieux qui vient de se manifester dans l’intelligence de l’homme. Un enfant de plus est né à la famille des créations humaines ; cet enfant a pour moi une physionomie propre, des ressemblances et des traits originaux. Le scalpel à la main, je fais l’autopsie du nouveau-né, et je me sens pris d’une grande joie, lorsque je découvre en lui une créature inconnue, un organisme particulier. Celui-là ne vit pas de la vie de tous ; dès ce moment, j’ai pour lui la curiosité du médecin qui est mis en face d’une maladie nouvelle. Alors je ne recule devant aucun dégoût ; enthousiasmé, je me penche sur l’œuvre, saine ou malsaine, et, au delà de la morale, au delà des pudeurs et des puretés, j’aperçois tout au fond une grande lueur qui sert à éclairer l’ouvrage entier, la lueur du génie humain en enfantement.

Rien ne me paraît plus ridicule qu’un idéal en matière de critique. Vouloir rapporter toutes les œuvres à une œuvre modèle, se demander si tel livre remplit telles et telles conditions, est le comble de la puérilité à mes yeux. Je ne puis comprendre cette rage de régenter les tempéraments, de faire la leçon à l’esprit créateur. Une œuvre est simplement une libre et haute manifestation d’une personnalité, et dès lors je n’ai plus pour devoir que de constater quelle est cette personnalité. Qu’importe la foule ? J’ai