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individualités uniques, celles qui s’affirment dans la vérité et dans la puissance.

Je connais la réponse : « Vous prenez l’étrangeté pour l’originalité, vous admettez donc qu’il suffit de faire autrement que les autres pour faire bien. » Allez dans l’atelier de M. Manet, messieurs ; puis revenez dans le vôtre et tâchez de faire ce qu’il fait, amusez-vous à imiter ce peintre qui, selon vous, a pris en fermage l’hilarité publique. Vous verrez alors qu’il n’est pas si facile de faire rire le monde.

J’ai tâché de rendre à M. Manet la place qui lui appartient, une des premières. On rira peut-être du panégyriste comme on a ri du peintre. Un jour, nous serons vengés tous deux. Il y a une vérité éternelle qui me soutient en critique : c’est que les tempéraments seuls vivent et dominent les âges. Il est impossible, — impossible, entendez-vous, — que M. Manet n’ait pas son jour de triomphe, et qu’il n’écrase pas les médiocrités timides qui l’entourent.

Ceux qui doivent trembler, ce sont les faiseurs, les hommes qui ont volé un semblant d’originalité aux maîtres du passé ; ce sont ceux qui calligraphient des arbres et des personnages, qui ne savent ni ce qu’ils sont ni ce que sont ceux dont ils rient. Ceux-là seront les morts de demain ; il y en a qui sont morts depuis dix ans, lorsqu’on les enterre, et qui se survivent en criant qu’on offense la dignité de l’art si l’on introduit une toile vivante dans cette grande fosse commune du Salon.