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obligés de tenir boutique d’esprit ? Voilà des individus qui rient, la bouche ouverte, sans savoir pourquoi, parce qu’ils sont blessés dans leurs habitudes et dans leurs croyances. Ils trouvent cela drôle, et ils rient. Ils rient comme un bossu rirait d’un autre homme, parce que cet homme n’aurait pas de bosse. »

Je ne suis allé qu’une fois dans l’atelier de M. Manet. L’artiste est de taille moyenne, plutôt petite que grande ; blond de cheveux et de visage légèrement coloré, il paraît avoir une trentaine d’années ; l’œil vif et intelligent, la bouche mobile, un peu railleuse par instants ; la face entière, irrégulière et expressive, a je ne sais quelle expression de finesse et d’énergie. Au demeurant, l’homme, dans ses gestes et dans sa voix, a la plus grande modestie et la plus grande douceur.

Celui que la foule traite de rapin gouailleur vit retiré, en famille. Il est marié et a l’existence réglée d’un bourgeois. Il travaille d’ailleurs avec acharnement, cherchant toujours, étudiant la nature, s’interrogeant et marchant dans sa voie.

Nous avons causé ensemble de l’attitude du public à son égard. Il n’en plaisante pas, mais il n’en paraît pas non plus découragé. Il a foi en lui ; il laisse passer tranquillement sur sa tête la tempête des rires, certain que les applaudissements viendront.

J’étais enfin en face d’un lutteur convaincu, en face d’un homme impopulaire qui ne tremblait pas devant le public, qui ne cherchait pas à apprivoiser la bête,