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toute petite place. « Ah ! pardon, s’écrie-t-il, je vous croyais colossal, et je cherchais partout un visage grimaçant et patibulaire. »

Voilà tout le public.

Les artistes eux-mêmes, les confrères, ceux qui devraient voir clair dans la question, n’osent se décider. Les uns, je parle des sots, rient sans regarder, font des gorges chaudes sur ces toiles fortes et convaincues. Les autres parlent de talent incomplet, de brutalités voulues, de violences systématiques. En somme, ils laissent plaisanter le public, sans songer seulement à lui dire : « Ne riez pas si fort, si vous ne voulez passer pour des imbéciles. Il n’y a pas le plus petit mot pour rire dans tout ceci. Il n’y a qu’un artiste sincère, qui obéit à sa nature, qui cherche le vrai avec fièvre, qui se donne entier et qui n’a aucune de nos lâchetés. »

Puisque personne ne dit cela, je vais le dire, moi, je vais le crier. Je suis tellement certain que M. Manet sera un des maîtres de demain, que je croirais conclure une bonne affaire, si j’avais de la fortune, en achetant aujourd’hui toutes ses toiles. Dans cinquante ans, elles se vendront quinze et vingt fois plus cher, et c’est alors que certains tableaux de quarante mille francs ne vaudront pas quarante francs.

Il ne faut pourtant pas avoir beaucoup d’intelligence pour prophétiser de pareils événements.

On a d’un côté des succès de mode, des succès de salons et de coteries ; on a des artistes qui se créent