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vous voulez couper la queue de votre chien. Mais, puisqu’on ne vous voit pas, rions un peu ensemble du haut comique du Dîner sur l’herbe, de l’Olympia, du Joueur de fifre. »

Ainsi nous en sommes à ce point en art, nous n’avons plus même la liberté de nos admirations. Voilà que je passe pour un garçon qui se ment à lui-même par calcul. Et mon crime est de vouloir enfin dire la vérité sur un artiste qu’on feint de ne pas comprendre et qu’on chasse comme un lépreux du petit monde des peintres.

L’opinion de la majorité sur M. Manet est celle-ci : M. Manet est un jeune rapin qui s’enferme pour fumer et boire avec des galopins de son âge. Alors, lorsqu’on a vidé des tonnes de bière, le rapin décide qu’il va peindre des caricatures et les exposer pour que la foule se moque de lui et retienne son nom. Il se met à l’œuvre, il fait des choses inouïes, il se tient lui-même les côtes devant son tableau, il ne rêve que de se moquer du public et de se faire une réputation d’homme grotesque.

Bonnes gens !

Je puis placer ici une anecdote qui rend admirablement le sentiment de la foule. Un jour, M. Manet et un littérateur très-connu étaient assis devant un café des boulevards. Arrive un journaliste auquel le littérateur présente le jeune maître. « M. Manet, » dit-il. Le journaliste se hausse sur ses pieds, cherche à droite, cherche à gauche ; puis il finit par apercevoir devant lui l’artiste, modestement assis et tenant une