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Notre époque est celle-ci. Nous sommes civilisés, nous avons des boudoirs et des salons ; le badigeon est bon pour les petites gens, il faut des peintures sur les murs des riches. Et alors a été créée toute une corporation d’ouvriers qui achèvent la besogne commencée par les maçons. Il faut beaucoup de peintres, comme vous pensez, et on est obligé de les élever à la brochette, en masse. On leur donne, d’ailleurs, les meilleurs conseils pour plaire et ne pas blesser les goûts du temps.

Ajoutez à cela l’esprit de l’art moderne. En présence de l’envahissement de la science et de l’industrie, les artistes, par réaction, se sont jetés dans le rêve, dans un ciel de pacotille, tout de clinquant et de papier de soie. Allez donc voir si les maîtres de la Renaissance songeaient aux adorables petits riens devant lesquels nous nous pâmons ; ils étaient de puissantes natures qui peignaient en pleine vie. Nous autres, nous sommes nerveux et inquiets ; il y a beaucoup de la femme en nous, et nous nous sentons si faibles et si usés que la santé plantureuse nous déplaît. Parlez-moi des sentimentalités et des mièvreries !

Nos artistes sont des poètes. C’est là une grave injure pour des gens qui n’ont pas même charge de penser, mais je la maintiens. Voyez le Salon : ce ne sont que strophes et madrigaux. Celui-ci rime une ode à la Pologne, cet autre une ode à Cléopâtre ; il y en a un qui chante sur le mode de Tibulle et un autre qui tâche de souffler dans la grande trompette de Lucrèce. Je ne parle pas des hymnes guerriers, ni