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de dire en toute vérité et en toute franchise ce que je pense d’un homme qui me paraît être un des esprits les plus puissants de notre âge.

J’applique à M. Taine la théorie de M. Taine. Pour moi, il résume les vingt dernières années de critique ; il est le fruit mûr de cette école qui est née sur les ruines de la rhétorique et de la scolastique. La nouvelle science, faite de physiologie et de psychologie, d’histoire et de philosophie, a eu son épanouissement en lui. Il est, dans notre époque, la manifestation la plus haute de nos curiosités, de nos besoins d’analyse, de nos désirs de réduire toutes choses au pur mécanisme des sciences mathématiques. Je le considère, en critique littéraire et artistique, comme le contemporain du télégraphe électrique et des chemins de fer. Dans nos temps d’industrie, lorsque la machine succède en tout au travail de l’homme, il n’est pas étonnant que M. Taine cherche à démontrer que nous ne sommes que des rouages obéissant à des impulsions venues du dehors. Mais il y a protestation en lui, protestation de l’homme faible, écrasé par l’avenir de fer qu’il se prépare ; il aspire à la force ; il regarde en arrière ; il regrette presque ces temps où l’homme seul était fort, où la puissance du corps décidait de la royauté. S’il regardait en avant, il verrait l’homme de plus en plus diminué, l’individu s’effaçant et se perdant dans la masse, la société arrivant à la paix et au bonheur, en faisant travailler la matière pour elle. Toute son organisation d’artiste répugne à cette vue de communauté et de fraternité. Il est là, entre un