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dissant tel membre aux dépens de tel autre, s’affranchissait de la réalité, créait selon son cœur des géants terribles de douleur et de force.

La définition de M. Taine contente mes besoins de réalité, mes besoins de personnalité ; elle laisse l’artiste indépendant sans réglementer ses instincts, sans lui imposer les lois d’un beau typique, idée contraire à la liberté fatale des manifestations humaines. Ainsi, il est bien convenu que l’artiste se place devant la nature, qu’il la copie en l’interprétant, qu’il est plus ou moins réel selon ses yeux ; en un mot, qu’il a pour mission de nous rendre les objets tels qu’il les voit, appuyant sur tel détail, créant à nouveau. J’exprimerai toute ma pensée en disant qu’une œuvre d’art est un coin de la création vu à travers un tempérament.

En somme, que M. Taine se trompe oui ou non dans sa théorie, il n’en est pas moins une nature essentiellement artistique, et ses paroles sont celles d’un homme qui veut faire des artistes et non des raisonneurs. Il vient dire à ces jeunes gens que l’on tient sous la férule et que l’on tente de vêtir d’un vêtement uniforme, il vient leur dire qu’ils ont toute liberté ; il les affranchit, il les convie à l’art de l’humanité, et non à l’art de certaines écoles ; il leur conte le passé et leur montre que les plus grands sont ceux qui ont été les plus libres. Puis il relève notre époque, il ne la dédaigne pas, il y trouve au contraire un spectacle du plus haut intérêt ; puisqu’il y a lutte, effort continu, production incessante, il y a aussi un âpre désir