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déclare ne m’occuper que d’art et n’avoir souci que de vérité. Je dis seulement en homme à M. Taine : « Vous marchez dans le vrai, mais vous côtoyez de si près la ligne du faux, que vous devez certainement l’enjamber quelquefois. Je n’ose vous suivre. »

Veut-on mon opinion entière sur M. Taine et son système ? J’ai dit que j’avais souci de vérité. Tout bien examiné, j’ai encore plus souci de personnalité et de vie. Je suis, en art, un curieux qui n’a pas grandes règles, et qui se penche volontiers sur toutes les œuvres, pourvu qu’elles soient l’expression forte d’un individu ; je n’admire et je n’aime que les créations uniques, affirmant hautement une faculté ou un sentiment humains. Je considère donc la théorie de M. Taine et les applications qu’il en fait comme une manifestation curieuse d’un esprit exact et fort, très flexible et très ingénieux. Il s’est rencontré dans cette nature les qualités les plus opposées ; et la réunion de ces qualités, servies par un tempérament riche, nous a donné un fruit étrange, d’une saveur particulière. Le spectacle d’un individu rare est assez intéressant, je pense, pour que nous nous perdions dans sa contemplation, sans trop songer au péril que peut courir le vrai. Je me plais à la vue de cette intelligence nouvelle, et j’applaudis même son système, puisque ce système lui permet de se développer en entier dans toute sa richesse, et prête singulièrement à faire valoir ses défauts et ses qualités. J’en arrive ainsi à ne plus voir en lui qu’un artiste puissant. Je ne sais si ce titre d’artiste le flatte ou