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d’une individualité. L’histoire littéraire et artistique est là pour nous dire quelles œuvres le passé nous a léguées. Elles sont toutes les filles uniques d’un esprit : elles sont sœurs, si l’on veut, mais sœurs de visages différents, ayant chacune une origine particulière, et tirant précisément leur beauté suprême de leurs traits inimitables. Chaque grand artiste qui naît vient ajouter son mot à la phrase divine qu’écrit l’humanité ; il n’imite ni ne répète, il crée, tirant tout de lui et de son temps, augmentant d’une page le grand poème ; il exprime, dans un langage personnel, une des nouvelles phases des peuples et de l’individu. L’artiste doit donc marcher devant lui, ne consulter que son cœur et que son époque ; il n’a pas mission de prendre au passé, çà et là dans les âges, des traits épars de beauté, et d’en créer un type idéal, impersonnel et placé hors de l’humanité ; il a mission de vivre, d’agrandir l’art, d’ajouter des chefs-d’œuvre nouveaux aux chefs-d’œuvre anciens, de faire œuvre de créateur, de nous donner un des côtés ignorés du beau. L’histoire du passé ne sera plus pour lui qu’un encouragement, qu’un enseignement de sa véritable mission. Il emploiera le métier acquis à l’expression de son individualité, saura qu’il a existé un art païen, un art chrétien, pour se dire que le beau, comme toutes les choses de ce monde, n’est pas immuable, mais qu’il marche, se transformant à chaque nouvelle étape de la grande famille humaine.

Une telle vérité, je le sais, est le renversement des écoles. Meurent les écoles, si les maîtres nous restent.