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traits ne peuvent être que des curiosités d’artiste, et, lorsqu’ils emplissent onze volumes, ils ennuient par leur monotonie ; on regrette l’entêtement mis par l’écrivain à ne nous montrer qu’un petit coin d’une société, lorsqu’il pourrait nous montrer cette société tout entière. Chaque récit semble une légende que raconterait un enfant, avec son parler naïf et son âme candide ; tout y est pur et simple, tout pourrait sortir d’une bouche de douze ans. On devine ce que devient notre monde fiévreux en passant par une telle innocence. Les créatures qui peuplent ces histoires adoucies ont une blancheur particulière. Et même, au risque de me contredire, je finis par m’apercevoir qu’il n’y a pas là plusieurs êtres, à proprement parler, qu’il n’y a pas un monde, mais une créature unique et typique, faite de douceur, de simplicité et de justice, d’un peu d’égoïsme peut-être, qui engendre tous les personnages en changeant d’âge, de sexe et d’attitude. Hommes et femmes, jeunes et vieux sont une même âme. Balzac a résumé les passions en fortes individualités. Erckmann-Chatrian a délayé deux ou trois sentiments en plusieurs douzaines de poupées coulées dans le même moule.

Je ne puis donner le nom de romans aux ouvrages d’Erckmann-Chatrian. Ce sont des contes, si l’on veut, des légendes, des nouvelles, et encore des récits historiques, des scènes détachées de la vie militaire. Il m’est aisé maintenant de dire un mot de chacun d’eux et de justifier ainsi par des exemples le jugement que je viens de porter.