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de puissance par la qualité qu’il possède de peindre dans sa réalité le monde visible. Il va par delà la vie, et l’on ne sait l’instant où il quitte la veille pour le rêve. La vérité des observations se continue même dans ce qui n’existe pas. Toutefois, le personnage est encore ici un pur caprice, un croquemitaine lorsqu’il veut être méchant, un petit saint lorsqu’il veut être bon. Il est évident que l’auteur, en pleine fantaisie, s’est encore moins inquiété de la réalité humaine. Sans doute, il peint une des faces de notre âme, mais il y a un tel parti pris et une telle monotonie dans cette peinture, que les héros finissent par être fatigants. Erckmann-Chatrian, et dans ses contes fantastiques, et dans ses récits historiques, a refusé le drame humain, en négligeant de mettre aux prises les sentiments et les personnalités.

Ce n’est pas sans intention que j’ai tout à l’heure nommé Balzac. J’ai choisi notre plus grand romancier, non pas pour écraser l’auteur que je juge, mais pour mieux faire ressortir le genre de son talent, en opposant ce talent à un talent complètement différent. Il me déplairait que l’on vît dans mon choix cette manœuvre critique peu délicate qui consiste à se servir d’un grand mérite pour nier un mérite moindre. On comprend quel abîme sépare le monde de Balzac du monde d’Erckmann-Chatrian, et je puis me faire mieux entendre en rapprochant ces deux créations.

Nous avons, d’une part, toute une société, un peuple ondoyant et divers, une famille humaine complète dont chaque membre a des allures particulières, un